N° 668 | Le 5 juin 2003 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
On assiste depuis quelques années à une véritable perte du sens du métier d’éducateur spécialisé. De la fonction centrale occupée par la question philosophique (quelle est la place de l’être humain dans le monde ?) on est arrivé à une étroite conception de technicien (l’avoir et le statut de l’individu dans la société). Les valeurs humanistes fondatrices de l’engagement initial ont été troquées pour la recherche de résultats rapides et immédiats, l’utile étant préféré à l’indispensable dans une logique de soumission au marché. S’insurgeant contre cette dérive, Philippe Gaberan s’empare ici du thème de la nature de la relation éducative et rétablit les lettres de noblesse d’une profession qui doute du bien fondé de son action.
Cinq vignettes cliniques courent tout au long du livre, éclairées page après page à l’aune de ce qu’est cette relation éducative. L’auteur commence par dénoncer ce qu’elle n’est pas : un processus de réparation ou de normalisation, une thérapie ou une action d’assimilation, une guérison ou une injonction à parler, la fabrication d’un éduqué par un éducateur ou la conformation à la demande d’autrui. En acceptant d’abandonner l’attitude de toute-puissance qu’implique la conviction qu’il pourrait décider pour l’autre, l’éducateur s’expose logiquement à la résistance de l’usager : « Il y a en toute créature une force intérieure lui permettant de revendiquer le fait d’être elle-même et pas seulement ce qu’un autre a voulu qu’elle soit » (p.123).
La relation éducative en est directement imprégnée : elle constitue un temps et un espace où une personne requise pour ses compétences accompagne une autre personne (enfant ou adulte) à passer du vivre à l’exister. Il s’agit de l’aider à s’accepter telle qu’elle est pour advenir à ce qu’elle veut devenir, de lui apprendre à faire ses propres choix au regard de ses capacités et à se transformer en actrice de sa propre vie, de favoriser l’appropriation de soi par soi. Étayer ce passage du paraître à l’être emprunte les voies de la confiance, du rétablissement de l’estime de soi et de l’accès à l’autonomie.
Et cela ne peut s’accomplir que si l’éducateur accepte le risque du transfert d’affects, son mode relationnel étant avant tout basé sur les liens d’attachement. La prise de distance ne se fait pas par l’évacuation des ressentis mais par leur transformation. Autre dimension essentielle, la relation éducative ne se joue pas dans le rapport de cause à effet : son efficacité n’est pas quelque chose qui se matérialise et s’offre immédiatement à la mesure. « Nul éducateur ne peut prédire l’influence de son art sur la personne confiée, et encore moins le devenir de celle-ci à partir du seul travail éducatif accompli » (p.16). Ce qui compte le plus pour le professionnel n’est pas tant le savoir-faire technique, mais la capacité de dégager l’autre de la dette en inscrivant la relation éducative dans le don.
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