N° 1337 | Le 11 avril 2023 | Critiques de livres (accès libre)
Un marqueur du patriarcat
Comment comprendre le paradoxe d’un inceste bien trop courant, alors même qu’il est interdit, sans se poser la question de son rôle structurant pour l’ordre social et d’outil primal de la domination de genre et de classe ? Avant de répondre à cette question troublante, l’auteure a interrogé un panel de vingt-deux détenus condamnés pour ce crime. Consciente de la faiblesse de cet échantillon, elle n’en tire pas moins un certain nombre de constats. L’incesteur n’est pas une personne déviante. Aucun profil-type n’est possible. Sa famille est comme les autres. Les femmes peuvent y participer, elles aussi. Tout comme les aînés de la fratrie. La représentation simpliste du pédophile sadique et violent est battue en brèche : 80 % des agressions sexuelles sur des enfants sont commises par des familiers. Ce sont des hommes ordinaires trouvant légitimes que leurs enfants soient à leur disposition. À cet effet, la virginité leur semble essentielle, la nubilité octroyant un devoir de disponibilité. L’incesté est habitué à obéir à son agresseur qu’il aime et à qui il cherche à faire plaisir. L’incesteur n’a pas besoin de lui intimer le silence. Sa victime se tait d’elle-même, ce qu’il interprète comme la preuve de sa collaboration. C’est d’ailleurs là une stratégie constante que d’attribuer à l’enfant un libre-arbitre et donc de lui faire porter la responsabilité de ce qu’il subit. Si 30 % des agresseurs ont été agressés eux-mêmes dans leur enfance, tous les incestés ne deviennent pas des incesteurs. Quand l’enfant a tenté de dire ce qu’il avait subi, sans succès, il s’enferme dans le silence. La bonne conduite n’est pas de s’abstenir d’incester mais de ne pas en parler. Les femmes qui révèlent plus tard sont jugées perturbées, mythomanes, aigries, influencées, manipulées. Toute famille préfère compter parmi ses membres une menteuse compulsive qu’un incesteur. La révélation d’une agression pédophile entraîne l’opprobre contre l’agresseur et la sympathie envers la victime. Il n’en va pas de même avec l’inceste. Quand l’auteur est condamné, son temps d’emprisonnement est assimilé à une absence pour déménagement, sa place étant gardée pour son retour. Réduire l’inceste à un problème pathologique permet d’esquiver la question politique qu’il pose : l’ordre social l’admet comme symbole de pouvoir et de puissance, mais interdit qu’on en parle. En affirmant qu’il ne doit pas avoir lieu, il décrète que son existence est forcément isolée.
Jacques Trémintin
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