N° 693 | Le 22 janvier 2004 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
L’individuation de l’enfant se réalise par combinaison du maintien solide des ses attaches et par son ouverture vers le monde extérieur. Ce n’est que lorsque ses besoins de proximité sont satisfaits qu’il peut s’éloigner de la figure qui le sécurise pour explorer ce qu’il ne connaît pas. La théorie de l’attachement a connu ces cinquante dernières années un étonnant succès. C’est vrai qu’elle s’est avérée féconde pour mieux comprendre le développement de l’être humain.
Une conception, quelle qu’elle soit, n’apparaît jamais par hasard : elle est le produit de son époque. L’émergence de la théorie de l’attachement a coïncidé avec, entre autres, la maîtrise de la conception humaine, la reconnaissance des compétences de plus en plus précoces du bébé ou encore l’organisation des familles autour de l’enfant ?. On trouve ces prémisses dans les découvertes de Konrad Lorenz, qui datent d’avant-guerre, sur les mécanismes d’empreinte de certains animaux à leur naissance (petit et parent s’imprégnant alors mutuellement). Il faut aussi évoquer la description faite en 1946, par René Spitz, sur 123 nourrissons abandonnés en pouponnière, leurs signes de désespoir étant alors reliés, non aux conditions matérielles d’accueil (par ailleurs excellentes), mais à la rupture des liens maternels non compensés par une qualité d’attention et de relation suffisante de la part du personnel hospitalier.
En 1958, paraît un premier article dont l’auteur, Harry Harlow, présente ses observations sur la déprivation maternelle chez les singes : séparés de leur mère, de jeunes macaques choisissent de préférence un substitut maternel constitué de linge doux plutôt que d’un treillis grossier. La même année, un autre article est publié par John Bowlby, qui aborde les liens privilégiés entre le bébé et sa mère. Coïncidence historique entre deux champs différents, celui de l’éthologie et celui de la psychanalyse, qui arrivent à la même conclusion : la proximité physique (voire la disponibilité) de la mère (ou de son substitut) satisfait un besoin primaire du jeune, essentiel à son développement mental et à l’éclosion de sa sociabilité.
En 1963, Mary Ainsworth, collaboratrice de Bowlby, met au point une expérience qu’elle nomme la « situation étrange ». Il s’agit d’activer, auprès d’un enfant âgé d’un an, des comportements d’attachement, en induisant un léger stress par le départ et le retour à plusieurs reprises de son parent. La situation se compose de huit épisodes de trois minutes chacun. Les réactions de l’enfant sont minutieusement cotées. Ces modalités, fixées par un protocole précis, ont été reproduites des milliers de fois, permettant de déterminer des constantes.
Trois typologies d’attitude ont ainsi pu être définies. Premier type de comportement (A) : un attachement qui apparaît anxieux-évitant (l’enfant ne semble pas affecté ni par le départ du parent, ni par son son retour). Second type de comportement (B) : un attachement sécurisé (protestation au départ du parent et soulagement à son retour avec recherche de proximité). Troisième type de comportement (C) : un attachement anxieux-résistant ou ambivalent (anxiété à la séparation et comportement à la fois de rapprochement et de rejet au retour). Les proportions des trois catégories sont à peu près toujours les mêmes : 22 % d’enfants anxieux évitants (A) 66 % d’enfants sécurisés (B), et 12 % d’enfants anxieux résistants (C). Il est possible de repérer les facteurs prédisposant aux comportements plutôt sécurisés ou anxieux. Le parent en capacité de percevoir et d’interpréter de façon adéquate les signaux et demandes implicites de l’enfant et d’y répondre de façon appropriée et synchrone favoriserait l’attachement sécurisant.
Par contre, celui qui rejette ou ne comprend pas les demandes de l’enfant, manifeste de l’aversion face au contact physique, n’exprime que peu d’émotions ou propose des réponses déphasées, favoriserait l’attachement anxieux. Un enfant sécurisé se montrera sociable, empathique et manifestera une bonne estime de soi. Un enfant ayant bénéficié d’un attachement anxieux sera plus dans le retrait social, les plaintes somatiques, l’agir, les comportements oppositionnels et agressifs. L’équipement initial ainsi apporté jouera un rôle protecteur ou aggravant tout au long de la vie, notamment quand le sujet sera confronté à des circonstances difficiles.
D’autres études portant sur l’attachement à l’âge adulte ont permis de catégoriser trois types de comportement se rapprochant étonnamment de celles utilisées par Mary Ainsworth pour les bébés (jusque et y compris dans leur proportion) : 27 % de personnes détachées (indifférentes et désengagées émotionnellement), 56 % de personnes autonomes (accès aisé à leurs émotions) et 17 % de personnes préoccupées (confuses et incohérentes). On comprend ici l’importance primordiale de la qualité de ces premiers liens. On peut facilement en déduire la nécessité de travailler au rétablissement de la confiance en soi et de la compétence des parents pour éviter des transactions à risque.
Mais, ne peut-on compter que sur les parents ? Bowlby le pensait et avait émis l’hypothèse de la monotropie : il n’existerait qu’une seule figure d’attachement possible (la mère). De nombreuses études réalisées par la suite ont infirmé cette théorie et ont montré que ce qui comptait avant tout, c’était la qualité respective des différents lieux et personnes que l’enfant rencontre. Le père et la mère, la famille et les professionnels de l’enfance ne sont donc pas exclusifs les uns des autres. Loin d’être un risque, l’existence de plusieurs lieux d’attachement possible constitue un enrichissement et un facteur de résilience pour l’enfant. Qui plus est, un lien sécurisant établi avec une personne pourra compenser la relation anxiogène développée avec une autre.
Décidément, le livre de Blaise Pierrehumbert qui revisite de façon précise et détaillée cette théorie de l’attachement est de bout en bout passionnant sur un sujet qui ne l’est pas moins.