N° 1337 | Le 11 avril 2023 | Par François Durand, clinicien de l’éducation | Échos du terrain (accès libre)
Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Telle pourrait être la question à la fin de la lecture de cette troublante immersion dans une audience en protection de l’enfance.
Dans le bureau du juge des enfants, je regarde Émilie. L’enfant, sur le sol, assise en tailleur, joue avec des figurines en plastique qu’elle semble avoir spécialement amenées pour l’occasion. Elle ne lève pas la tête et donne l’impression de vouloir disparaître. Derrière elle, sur des chaises, son père, sa mère. En face, derrière son bureau, le juge des enfants. En ce jour d’audience, je ne suis pas très à l’aise. J’ai beau être l’éducateur spécialisé actuellement nommé pour cette situation, je ne connais pas suffisamment la famille pour aborder l’audience avec toute la sérénité et l’assurance que me demande cet exercice solennel. C’est la première fois que je rencontre Émilie et son père et je ne me suis jamais entretenu ne serait-ce qu’au téléphone avec ce dernier. D’habitude, j’apprécie de pouvoir exposer aux familles ce que j’ai l’intention de déclarer au cours de l’audience à venir. Mais là, l’audience est arrivée trop vite. Ma cheffe de service vient à peine de me refiler le dossier afin de palier à l’absence maladie d’une de mes collègues qui intervenait depuis bientôt trois ans auprès de cette famille. Je risque de passer pour un guignol. Renvoyer l’image de l’éducateur qui ne sait rien du dossier et qui va devoir blablater. Cela dit je ne suis pas le premier et certainement pas le dernier à me retrouver dans cette situation. Et puis, je ne sais pas rien non plus. J’ai en poche quelques éléments.
Le récit de la mère
J’ai déjà eu la mère au téléphone. Elle m’a appelé quinze jours auparavant pour me faire part de difficultés qu’elle rencontrait avec sa fille. Émilie ne souhaitait pas se rendre chez son père pour les vacances « d’ailleurs elle ne veut plus y aller du tout » déclarait la mère au téléphone. Elle ne cessait de répéter en boucle qu’elle était dépassée par le comportement de sa fille, qu’elle ne savait plus quoi faire, que le père avait des droits et puis « C’est son père quand même ! » à l’autre bout du fil, j’étais quelque peu désemparé. Je n’avais même pas eu le temps de prendre connaissance du dossier que déjà la mère me contactait. Ainsi, tout en écoutant Madame Dumas, je m’étais penché sur le dernier jugement « … une première mesure d’assistance éducative a été instaurée le 10 février 2019 dans un contexte de crise familiale aiguë puisqu’Émilie s’était déclarée victime d’agressions sexuelles de la part de son père avant de se rétracter devant le juge des enfants l’enquête pénale ayant été classée sans suite… ».
« Monsieur je vous assure. Il fut un temps, Émilie se roulait par terre et hurlait au moment de partir avec son père. »
« Madame Dumas, j’ai sous les yeux le dernier jugement dans lequel est mentionné qu’Émilie s’est déclarée victime d’agressions sexuelles de la part de son père et ce, il y a maintenant plus de trois ans. »
« Euh, oui, mais, heu, bon… j’en ai parlé avec votre collègue, Madame Bourbonnille. Nous en avons même parlé dès notre première rencontre et elle m’a dit que ce n’était pas la peine de revenir là-dessus dans la mesure où l’enquête pénale n’avait rien donné. »
Je sais que l’on ne peut pas grand-chose face aux conclusions d’une enquête pénale et qu’il ne reste plus qu’à s’incliner. Cependant, je m’étais dit que Marjorie Bourbonnille était peut-être allé un petit peu vite en besogne.
« Madame Dumas, je sais que l’affaire a été classée. Mais si ce qu’Émilie a dit est vrai, elle a de bonnes raisons de ne pas vouloir aller chez son père, vous ne croyez pas ? »
« Oui mais cela ne se serait produit qu’une seule fois et encore ce n’est pas sûr et puis le problème de mon ex-mari c’est qu’il est manipulateur, c’est vrai, et parfois agressif, mais je ne pense pas que cela soit d’ordre sexuel. Et puis, comment je fais ? Je vous le répète. Le père a des droits. Je dois lui remettre la petite. »
Effectivement suite au divorce, le juge aux affaires familiales avait octroyé des droits de visite classiques au père - un week-end sur deux, la moitié des vacances scolaires - et de son côté, face au conflit persistant malgré la séparation et les relations tendues entre Émilie et son père, le juge des enfants avait stipulé dans son jugement « il convient de travailler au rétablissement du lien père/fille… »
« Oui, je vois madame. J’ai le jugement sous les yeux. Le père a des droits. Mais finalement, quel crédit accordez-vous à la parole de votre fille ? Il n’y a que vous qui pouvez savoir si votre fille a besoin d’être protégée de son père. Si c’est le cas il n’y a que vous qui puissiez vraiment la protéger et pour cela accéder à sa demande : Ne pas la donner à son père. Bref vous mettre hors-la-loi. »
Le silence à l’autre bout du fil m’avait laissé le temps de réaliser ce que je venais de dire : se mettre hors-la-loi afin que la loi, l’unique loi, soit respectée. Diable ! ?
Madame Dumas avait repris la parole « Bon écoutez, j’ai passé douze ans avec cet homme. Si quelque chose avait eu lieu entre mon ex-mari et ma fille je m’en serais rendu compte non ? »
La décision judiciaire
Dans le bureau du juge, Émilie courbe un peu plus les épaules comme pour y enfouir sa tête. Le juge, comme à son habitude, me donne la parole. Je regarde à nouveau Émilie. Je ne peux que me désoler de voir cette enfant chercher à disparaître dans un lieu qui en principe devrait lui permettre d’exister. J’ai effectivement avec moi peu d’éléments mais je ne vais pas blablater. Je commence par expliquer que je ne connais pas bien la situation, puis expose le refus d’Émilie de se rendre chez son père comme un problème récurrent qu’il convient de mettre en lien avec les
accusations d’agressions sexuelles qu’elle a pu énoncer à l’encontre de celui-ci. Le père reste silencieux et Madame Dumas reprend la parole. Elle commence par s’étonner que le sujet soit à nouveau remis sur la table et s’empresse de déclarer que la relation s’est apaisée avec son ex-mari et que tout va bien maintenant avec sa fille, qu’elles se parlent, qu’elles ont développé une bonne relation de confiance et pour entériner ses propos et obtenir l’approbation de l’audience elle apostrophe sa fille « Pas vrai Émilie que nous nous parlons toutes les deux ? Hein, pas vrai ? » L’enfant sort légèrement la tête des épaules, acquiesce d’un léger hochement puis retourne à ses figurines. Si elle le pouvait, elle se cacherait sous le bureau du juge.
À la fin de l’audience, la mesure d’assistance éducative est renouvelée sans que ne soit mentionné les « agressions sexuelles » dans le jugement et sans que le juge des enfants n’ait donné la parole à l’enfant.
Madame Dumas a passé douze ans avec le père de sa fille et il est effectivement préférable qu’il ne se soit rien passé. C’est mieux comme ça.
Une dizaine de jours après l’audience, je reçois un coup de fil de Madame Dumas. Elle me sollicite pour une aide financière d’urgence. Entre-temps, j’ai appris que Marjorie Bourbonnille va reprendre le travail et donc, récupérer le dossier. Je fais le nécessaire pour que Madame Dumas obtienne le maximum : 92 euros.
Aujourd’hui, à neuf ans, Émilie hurle toujours et se traîne par terre lorsqu’il s’agit de se rendre chez son père. La dernière fois, tandis que son père la tirait, sa mère la poussait. Mais, quelque chose a changé. Maintenant, Émilie se lève la nuit pour regarder du porno.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’une décision de justice reste une décision de justice et non une vérité absolue n’offrant que la possibilité de l’impasse du silence. Ainsi, je me demande ce que vaut la parole d’Émilie face à une décision de justice ?