N° 1287 | Le 19 janvier 2021 | Par Monique Eyraud, éducatrice spécialisée auprès d’enfants polyhandicapés | Espace du lecteur (accès libre)
La petite fille est assise sous un grand arbre, seule, pas de jouet, ni un quelconque objet fabriqué de bric, de broc ou de bout de ficelle. Pas de copain qui s’arrête pour bavarder. Sa grande robe rouge recouvre ses jambes jusqu’aux chevilles, ses pieds sont nus et remuent dans le sable. Elle a six ans, tout au plus. Ses cheveux sombres cachent parfois ses yeux quand le vent est au rendez-vous. Un vent tiède et léger. Son visage s’illumine ces jours-là. Elle aime cette douceur qui va, qui vient et qui soulève un peu le sable et fait gonfler le bas de sa robe. Elle s’imagine montgolfière, ferme les yeux pour mieux voir le monde d’en haut. Elle a trouvé cet arbre sur le chemin de sa fuite. Comment rester dedans, quand le dehors l’appelle si fort.
Elle a un « chez elle » comme un grand nombre d’enfants, mais son « chez elle » est trop bruyant, trop encombré, trop agité. Ses frères, son père, sa mère prennent toute la place ; ils crient, braillent, bousculent, ne demandent pas « comment tu vas », ne disent pas « je t’aime ma puce », « mon ange », « mon petit amour », ne s’attardent pas sur ses chagrins qui déboulent ou sur les notes qu’elle ramène de l’école. Elle vit dans un cyclone permanent, sans attention, ni gestes de tendresse ; ils ne savent pas faire. Alors, elle se réfugie dans son coin ombragé de plus en plus souvent. Petite dernière oubliée, pas vraiment attendue, elle se sent de trop dans le tourbillon des garçons. Dès le lever, ça court, ça se bouscule, ça va vite, ça ne prend pas le temps de petit-déjeuner, de raconter la nuit et les rêves enchantés. Chacun est pressé, préoccupé par la pendule qui cadence les départs vers les rendez-vous de la journée : le lycée, l’école, le travail. La mère impatiente de retrouver sa maison vide. Que toute cette marmaille et leur père lui débarrassent le plancher ! Accouchement, sur accouchement, elle a perdu le goût et le plaisir d’être au monde. Elle ne perçoit plus vraiment comment elle en est arrivée là, envahie par un brouhaha quotidien auquel elle échappe enfin quand la porte claque à 8 h 00. Quand la petite est née, elle s’est dit cette fois c’est sûr, c’est mon dernier enfant, on ne m’y prendra plus.
La petite a poussé toute seule. Passée de bras en bras, chacun se relayait pour les biberons, les changes et pas question de pleurer dans son couffin posé au milieu de la cuisine. Elle était au milieu sans jamais être au centre ; quand le couffin gênait, il était déplacé. Ce matin, elle a mis sa robe la plus voyante, celle que sa marraine disparue lui a offerte pour ses 5 ans. Elle lui va encore bien -la nourriture ne l’a jamais vraiment passionnée- : les repas, pris à la va-vite, sans mots et sans sourires, l’ont toujours dégoûtée. Elle est restée fine et délicate. Elle a décidé d’attendre sous son arbre jusqu’à très tard, elle ne sait pas combien de temps, le temps qu’il faudra. Les voisins, les passants, s’attardent un moment dès qu’ils l’aperçoivent, lui disent quelques mots, mais sa réponse est sans appel, elle joue. Les habitués ne sont pas surpris, mais là, quand même, ça dure longtemps. Elle y était dès le matin, il est 18 heures, une journée de passée et la petite n’a pas bougé. Tout le village commence à s’inquiéter. Je ne l’ai pas quittée des yeux derrière mes carreaux, on ne sait pas s’il lui arrivait quelque chose, une mauvaise rencontre… Je suis fasciné par l’étrangeté de cette enfant, je connais ses parents, et elle n’a rien de commun avec eux. Je veille sur elle, depuis toujours. Elle ne le sait pas encore. Elle s’est installée exactement à l’endroit protecteur où elle peut jouer en toute tranquillité.
Je m’appelle Hippolyte, je n’ai pas d’enfant, ma femme est partie trop tôt. Mais si j’en avais un, je l’aurais voulu exactement comme elle, douce, discrète et curieuse. La vie est mal faite, trop d’enfants d’un côté, aucun de l’autre. Je suis envahi de tristesse. Personne ne me suivra, personne à choyer, à mettre sur mes genoux pour raconter le temps passé et les joies de la vie ; je me sens si seul. La petite égaye mes vieux jours, mais je suis amer, amer pour elle qui n’a personne pour s’arrimer, même pas le regard de sa mère. Debout à l’aube -ce n’est pas grave je dors peu- je me cale derrière cette fenêtre pour profiter de chaque moment et voir grandir l’enfant. Comment la rencontrer, ne pas l’effrayer, lui dire combien elle est importante ? Je ne sais pas les mots qu’un enfant attend. Je n’ai que mes yeux fatigués qui brillent de la voir grandir. Mes larmes déboulent, quand je revois comment dès ses premières heures elle a été malmenée. J’étais là, au retour de la maternité, quand la mère éplorée trimbalait la gosse comme un paquet de supermarché. J’essuyais les vitres embuées de ma cuisine, et mes joues de tristesse. Dehors il faisait froid, les garçons se sont penchés sur le paquet et la mère les a houspillés une fois de plus. Alors, ils ont déguerpi sans plus d’attention pour la nouvelle venue. Elle a fait ses premiers pas dans la neige, et, surprise se retournait maladroitement pour regarder les petits trous qui marquaient son passage. Au printemps, le nez en l’air, ses yeux s’émerveillaient à chaque vol d’oiseau, de papillon ou de coccinelle. La découverte du monde autour d’elle, elle la faisait seule. Je me suis accroché à elle et, depuis, ne l’ai jamais abandonnée. Elle était ma préoccupation de la journée. Sans elle, je ne serais, sans aucun doute, plus de ce monde. La nuit est en train de tomber. Hippolyte allume machinalement la petite lampe du guéridon. Le nez toujours collé à la vitre, il voit la petite bouger, elle tourne le visage dans sa direction, se lève doucement et marche vers la lumière qui découpe une silhouette derrière les carreaux. C’est très joli, pense-t-elle, ça lui rappelle les ombres chinoises qu’elle affectionne tant. Hippolyte ne bouge pas, le battement de son cœur accélère, sa vue se brouille ; il frôle ce moment tant attendu avec peur et bonheur. Lui, qui n’a jamais su faire le premier pas, est chamboulé par l’arrivée décidée de sa protégée. Hissée sur la pointe des pieds, elle s’appuie sur le rebord de la fenêtre et découvre le vieux monsieur, tout ridé, un début de sourire dans ses yeux humides. Ce regard-là, elle n’en a jamais vu. Le vieillard se lève, doucement pour ne pas l’effrayer, et entrouvre sa porte. La petite fille comprend enfin ce qui lui manque depuis toujours. Être attendue par quelqu’un. Elle n’hésite pas à entrer. La maison est calme et sent le feu de bois. Personne ne sait ce qu’ils se sont racontés tous les deux. Hippolyte a dû trouver les mots car l’arbre a été déserté depuis ce jour-là.