N° 1336 | Le 28 mars 2023 | Par Jérôme Beaury, travailleur social et auteur (1) | Espace du lecteur (accès libre)
Enfant placé, formateur en IRTS, Directeur adjoint de la Direction de l’enfance et de la famille du Calvados, Jérôme Beaury a rejoint l’entreprise intérimaire DOMINO ASSIST’M ASE. Il s’en explique.
Cette décision est en partie liée à l’état de nos collectivités territoriales qui souffrent face à une société qui évolue à une vitesse prodigieuse. Les politiques liées à l’enfance se voient contrées par l’urgence des situations et l’augmentation croissante d’un public à protéger de plus en plus large. Cela n’est pas tant par manque de moyens financiers que par retard d’anticipation de moyens humains. De même qu’il faut rapidement revenir sur la question de la protection des agents, devant la précarité et la garantie de l’emploi : je pense que le rapport au travail est un objet de réflexion qui peut être traité par exemple avec la rémunération liée au mérite. Je pense aussi que les acquis sociaux, comme n’importe quelles autres réflexions doivent pouvoir être requestionnés. Ce qui était vrai en 1966, ne l’est plus forcément, désormais. Enfin, j’ai une vision de la protection de l’enfance qui ne s’arrête pas à un seul département. Si des enjeux de pouvoir opposent collectivités, agence régionale de santé et secteur associatif, il est temps d’arrêter ces bras de fer, au profit de véritables actions auprès de nos familles. L’énergie déployée aujourd’hui ne sert pas uniquement cette cause nationale.
Face à cette embolisation de nos dispositifs de protection et de placement, mon ancien président du Calvados avait pris la décision de travailler avec une entreprise privée. C’est ainsi que DOMINO ASSIST’M ASE s’est vu confier la création, puis la gestion d’une maison d’enfants à caractère social (éphémère) dans un délai impossible à tenir pour n’importe laquelle des associations du département. Je pense que cette solution était de loin la meilleure, compte tenu l’urgence, ainsi que l’incapacité de l’ensemble des acteurs historiques à répondre à cette problématique délai/manque de places d’accueil. Il fallait bien réagir face à notre pénurie de solutions. Je tiens à rappeler que cette équation est la même sur tous les départements français. Il m’a été donné de suivre le travail de DOMINO, de les accompagner sur ce projet qui demandait énormément d’investissement : accueillir quarante enfants de manière progressive, avec une équipe éducative à construire et dans un lieu à déterminer… le tout dans un contexte d’opposition, et je dirais même d’acharnement, envers l’idée même que le privé puisse venir travailler dans le secteur. J’ai été séduit par cette forte réactivité ainsi que par l’énorme motivation du personnel recruté. Le métier de DOMINO depuis quarante ans est d’aller chercher de l’humain et c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui ! Cette réactivité n’a pas été sans questionnements, ni inquiétudes : le turn-over, la qualité de certains écrits voire de certaines pratiques ont nécessité des réajustements que la direction de DOMINO n’a jamais cherché à éviter. J’ai été séduit par cette capacité de remise en question que je ne retrouve pas forcément auprès de certaines organisations qui, pourtant, ont l’expérience de plusieurs dizaines d’années de pratique.
DOMINO m’offre aujourd’hui la possibilité de travailler sur leurs axes d’amélioration, en prenant les rênes de la formation des intérimaires, afin d’assurer une meilleure qualité de prise en charge. J’ai besoin de sentir plus d’engouement et moins de plaintes. Si certaines personnes ont oublié que le positivisme est contagieux, je les invite à revoir leur projet professionnel afin de retrouver le sourire. Il serait facile de m’accuser d’encourager une lucrativité aux antipodes du travail social. Ce choix est personnel. Je n’encourage que les acteurs en quête de plus de sens, en m’inscrivant dans une démarche plus grande.
Sortir de la « rivalité » privé/public
N’avons-nous rien appris du passé ? Une fois de plus, nous fragilisons davantage nos publics à travers nos vieilles querelles insolubles. Est-ce un problème éthique que d’accepter un secteur privé venant apporter tous ses moyens au profit d’une cause qui s’étiole à force de ne plus trouver la lumière ? Je suis stupéfait de constater nos lacunes en 2022, au regard de l’histoire du travail social… C’est parce qu’il ne faut pas parler d’argent dans notre secteur que j’avais fait le choix, lorsque j’étais formateur en travail social, d’apporter des notions et de sensibiliser les futurs travailleurs sociaux à cette question. Eh bien, parlons d’argent ! Demandons des comptes au privé comme au public, affichons les salaires de tout le monde, listons nos biens immobiliers, échangeons autour des avantages de chacun. Préserver l’idée que la question lucrative n’appartient pas au secteur associatif me semble être pure spéculation. Je me questionne surtout sur notre capacité à tous de nous décentrer du véritable problème. Accepterons-nous de continuer de voir cette enfance maltraitée ? Je ne suis pas d’accord sur ce qui semble être inscrit dans le marbre ! Nous avons tous constaté qu’il existe des gouvernances associatives en proie aux profits et à l’enrichissement personnel. J’appelle ces dirigeants les « oubliés du CAC40 ». Derrière l’affichage de valeurs associatives profondes et surtout anciennes, se cachent certaines fois des profils malheureusement malhonnêtes. Quand vous affichez un objectif de rentabilité et de profits, vous faites preuve de transparence et d’honnêteté.
Donc, je ne crois pas que la question de la lucrativité soit aux antipodes du secteur social, je pense qu’elle sert d’excuse afin d’éloigner de nouveaux acteurs sur un terrain fortement gardé mais insuffisamment armé pour répondre aux problématiques qui nous animent aujourd’hui.
Des valeurs à partager
Je suis néanmoins convaincu que le monde associatif doit faire face à une évolution sans précédent des difficultés de prise en charge, de turn-over, d’obligations légales et de fonctionnement et que les valeurs inscrites dans leur projet associatif sont toujours d’actualité. Malheureusement, les réalités de financement ne leur permettent pas toujours d’apporter le sens souhaité auprès des jeunes et de leurs familles. Énormément de travaux sont en cours, afin d’optimiser et de rendre efficient un ensemble de dépenses au profit d’une organisation plus satisfaisante. Aucune politique ne saurait être suffisante, si elle ne trouvait devant elle aucune volonté ni aucun agent pour la mettre en œuvre. Le tournant est déjà derrière nous et nous aurions dû communiquer sur nos métiers, il y a bien longtemps. Je pense que les financeurs doivent accepter que les besoins de notre société ont fortement évolué et qu’aucune solution ne doit être rejetée. Bien au contraire, il faut accompagner et partager ces valeurs de mondes a priori différents, mais qui se retrouvent sur des questions cruciales. La diversité des prises en charge dans le travail social est « à la mode ». À en juger par le nombre de travailleurs sociaux en « libéral », les nouvelles formules de prise en charge en individuel sur des séjours de remobilisation par exemple, l’intention du secteur privé est bien réelle. Mais, elle ne doit pas se percuter à des convictions qui empêcheraient toute action de mieux-être pour nos jeunes. Ces jeunes se moquent sûrement du statut de l’amour qu’on leur porte. Ce n’est pas du secteur privé que l’on doit les protéger.
(1) Le bal des aimants. Ou le parcours d’un enfant placé, Pierre Duhamel (pseudonyme), Éd. Le harmattan, 2017.
(lire la critique de Jacques Trémintin)