N° 1160 | Le 2 avril 2015 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
C’est dans les cinquante dernières années de l’histoire de la psychiatrie, que le second opus des mémoires de Boris Cyrulnik nous entraîne. Tout jeune professionnel, l’auteur a connu ces hôpitaux psychiatriques où l’on enfermait des fous considérés comme incurables, regroupés dans de vastes dortoirs collectifs, couchés sur de la paille, dans le silence hébété ou les hurlements, traités à coup de lobotomie, de chocs électriques, de comas insuliniques et maintenus dans des camisoles de force. Puis vinrent les neuroleptiques auxquels succèdera une psychanalyse prometteuse mais bientôt noyée dans ses dérives sectaires, avant que ne surgissent les progrès proposés par les neurosciences. Tout au long des pages, on croise Jacques Lacan, Françoise Dolto, Georges Devereux, Serge Lebovici, Roger Misès, Gregory Bateson, Myriam David et tant d’autres, rencontrés, lus, admirés.
Quel enseignement tirer de ce demi-siècle de parcours riche et stimulant ? Loin de se gargariser, en mettant en avant tout le savoir accumulé, Boris Cyrulnik reconnaît avec lucidité et humilité une seule et unique vérité : rien n’est plus expliqué que la folie, preuve que l’on n’y comprend rien. Quand une spécialité est coupée des autres, les scientifiques ont tendance à penser que leur découverte est totalement explicative. Or, croyant décrire un phénomène, chacun ne fait que parler de sa propre vision du monde. Les pensées simples et claires ont un seul défaut : elles sont fausses. Les causalités linéaires n’existent pas. C’est un ensemble de forces hétérogènes qui convergent pour provoquer ou atténuer un effet. Tout le monde a raison, mais chacun s’enferme dans le totalitarisme, dès lors que son savoir fragmenté lui donne des certitudes, l’empêchant par là même de comprendre que seule sa représentation pouvant être simplifiée, le réel est toujours composé de mille forces contradictoires.
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