N° 1278 | Le 1er septembre 2020 | Par Yohan Barata, éducateur spécialisé, Cofondateur Éduc Autour Du Monde | Échos du terrain (accès libre)
Les dispositifs d’évaluation de minorité et d’isolement : la difficile place du travailleur social
Dans le domaine du travail social, probablement encore plus que dans d’autres secteurs, nous travaillons avec notre propre corps, nous sommes notre propre outil de travail. Cette surexposition entraine une remise en question de nos valeurs, personnelles comme professionnelles, qui sont chaque jour bousculées, discutées, soumises à notre propre jugement. Une zone de turbulence usante mais au combien nécessaire lorsqu’il s’agit d’accompagner la personne au plus proche de ses besoins. Un conflit éthique permanent que nous devons sentir et finir par apprivoiser. Une interrogation éthique perpétuelle qui, en l’absence de réponse immédiate face à la complexité des situations, nous permet d’amener « au moins une ressource de pensée indispensable pour maintenir vivant le désir d’agir pour et avec l’autre » (1).
Depuis le début des années 2000, la France accueille plusieurs milliers de jeunes étrangers isolés, mineurs et jeunes majeurs. Ce phénomène en constante augmentation ne cesse d’agiter les pouvoirs publics et ravivent certains débats de société épineux venant interroger une histoire coloniale douloureuse et une politique d’ingérence complexe. Un passif qu’il semble délicat d’occulter lorsqu’il s’agit de comprendre ces flux migratoires de jeunes en quête d’un avenir meilleur et désireux eux aussi d’embarquer des deux pieds dans le navire inébranlable de la mondialisation.
Une fois arrivés sur notre territoire, les modalités d’accueil et d’accompagnement de ce public sont au cœur de nombreuses controverses. Parmi celles-ci, l’évaluation de la minorité et de l’isolement occupe une place de choix.
Instauré par la circulaire Taubira du 31 mai 2013, le dispositif d’évaluation vient poser les fondements permettant, à partir d’un faisceau d’indices, de s’assurer (ou de tenter de s’en convaincre), de la minorité et de l’isolement du jeune se présentant comme mineur non accompagné. En d’autres termes, un jeune étranger sans papiers d’identité qui se déclare mineur et isolé devra prouver ces allégations s’il souhaite être confié à l’aide sociale à l’enfance du département concerné. Un passeport bien souvent indispensable pour être mis à l’abri et avoir la possibilité d’être scolarisé. En cas d’évaluation « négative », le jeune se verra bien souvent refuser l’entrée dans le dispositif de la protection de l’enfance au titre d’une « présomption de majorité ». Bien qu’il puisse faire appel de cette décision, il sera dès lors considéré comme une personne en situation irrégulière sur le territoire français. Il incombe à chaque département de faire procéder à l’évaluation de la minorité et de l’isolement des personnes se déclarant mineurs non accompagnés. Ces évaluations sont généralement assurées par des travailleurs sociaux, accompagnés parfois de juristes selon les départements.
Cela étant dit, l’objet de ces quelques lignes n’est pas de questionner le processus de ces évaluations et encore moins de blâmer les services existants. Il s’agit là de porter une réflexion sur la place et l’éthique souvent mise à mal du travailleur social au sein de ces dispositifs.
Bras armé du département ? Administrateur de la politique migratoire ? Contrôleur du social ? Gardien de la protection de l’enfance ? Voilà autant de termes évoqués par d’autres travailleurs sociaux à l’encontre de ces professionnels œuvrant au sein des services en charge de l’évaluation de minorité. J’ai pu moi-même en faire l’expérience. Une charge lourde à porter qui vient se rajouter à l’extrême difficulté de la mission.
Le travailleur social mène les entretiens d’évaluation, écoutant une histoire de vie qu’il devra décortiquer, observant des postures qu’il lui faudra analyser. Par son travail, sa lecture des situations, il apporte un ensemble d’éléments (appelés faisceau d’indices) qui permettra au service de se positionner sur la cohérence de la déclaration de minorité du jeune afin que le conseil départemental puisse acter la décision. Un fardeau éreintant pour qui souhaite permettre l’accès effectif de tous à l’ensemble des droits fondamentaux (2).
La mission qui lui est demandée ne relève d’aucun domaine de compétence dispensé en formation d’éducateur spécialisé ou de moniteur éducateur. Si la finalité même de son intervention vient bousculer et interroger ses valeurs, elle agite aussi cette part de militantisme qui fait parfois débat. Cependant, « si le travailleur social n’est ni un pur technicien ni un médiateur neutre, il n’est pas non plus un philanthrope amateur au service d’une cause désintéressée » (3). Plusieurs auteurs, à l’image de Jean Chapleau, professeur d’éducation spécialisé au CEGEP Saint-Jérôme à Montréal, ont mis en lumière l’importance pour le travailleur social de développer un regard social critique dans l’exercice de sa profession. Il rappelle que « la pauvreté, les inégalités sociales, les politiques sociales et migratoires et les choix politiques et administratifs des institutions où il travaille doivent le concerner et l’interpeller. Il ne peut s’abstraire de cette mouvance sociale, il en est partie prenante » (3).
Au sein des services d’évaluation, la « relation éducative » chère au travail social se trouve, lorsqu’elle n’est pas absente, faussée, détournée de sa véritable fonction au profit de rassemblement d’éléments pouvant venir argumenter l’évaluation. Ne nous leurrons pas, la conséquence de ces entretiens va au-delà d’une possible protection du département. La personne « évaluée » majeure devient une personne en situation irrégulière sur le territoire et donc potentiellement « expulsable ».
À l’heure où les états européens se renvoient la balle et font preuve par moments d’une inélégance manifeste quant à l’accueil des migrants, la question de la place du travailleur social dans ces dispositif reste entière. L’évaluation de la minorité et de l’isolement doit-elle encore être du ressort des travailleurs sociaux ? Le risque n’est-il pas que ces derniers soient de plus en plus assimilés malgré eux à des agents de contrôle de la politique migratoire déguisés ? Plus largement, n’est-il pas temps pour l’État français de se pencher sur une politique d’accueil décente pour certains jeunes majeurs contraints de tenter leurs chances dans les méandres de la protection de l’enfance faute d’autres possibilités viables existantes ? Et peut-être serait-il temps d’imaginer ce que nous raconterons à nos enfants lorsque ces derniers nous questionneront sur cette part de l’histoire…
La quintessence même du travail social repose, à mon sens, dans la construction d’une société plus tolérante, plus juste, plus humaine. Pour ce faire, le travailleur social exerce une double mission : il agit à la fois sur l’individuel en aidant les personnes accompagnées à relever les défis de la vie et tente de promouvoir dans le même temps un changement sociétal. Or, si l’action du travailleur social s’inscrit dans cette perspective, « elle devient alors politique, au sens premier du terme » (4). La part de militantisme évoqué ci-dessus n’est alors jamais très loin. Au sein des dispositifs d’évaluation, le travailleur social effectue un numéro d’équilibriste sur une corde tendue entre sa propre éthique professionnelle et la mission qui lui est confiée. Tel un funambule, il tangue, agité par son regard social critique et les valeurs qui sous-tendent sa profession. Il tangue et parfois tombe, non pas parce qu’il a perdu son équilibre, mais parce que la corde s’est rompue.
(1) La bientraitance, définition et repères pour sa mise en œuvre, ANESM, juillet 2008, p. 35.
(2) Définition du travail social adoptée par le Haut Conseil le 23 février 2017.
(3) K. Zahi & J. Lermé, Les travailleurs sociaux doivent-ils être des militants ? Lien Social n° 526, 6 avril 2000.
(4) Interview de J. Chapleau, professeur d’éducation spécialisé au CEGEP St Jérôme, 23 octobre 2014, Montréal, Canada.