N° 1303 | Le 19 octobre 2021 | Par Lucile Bezzo, assistante sociale en protection de l’enfance | Espace du lecteur (accès libre)
En tant qu’assistante de service social, j’ai pu rapidement constater que lorsque les Mineurs Non Accompagnés arrivent sur le territoire français, le plus grand nombre d’entre eux ne parlent pas et ne comprennent pas notre langue. Ces jeunes, bien qu’ils en aient entendu parler, ne connaissent pas notre culture et évoluent dans un environnement qui leur est inconnu. Ainsi, dans leur pays et durant leur parcours migratoire, ils se sont fait une idée précise de notre société moderne européenne en se fondant sur des représentations, des visions utopiques remplies de croyances erronées. En France, ils se trouvent confrontés à la dure réalité.
Pour autant, dans ce contexte si particulier, ignorent-ils ce qui est bien pour eux ?
Il en est de même pour les usagers, qui lorsqu’ils poussent la porte d’un service social en plus d’être envahis par leur(s) difficulté(s), méconnaissent la loi, les dispositifs, et le fonctionnement global de notre administration française.
En ces instants, savent-ils ce qui est bien pour eux ?
Cette question sous-tend que le travailleur social lui, le sait. De par son métier, sa formation. C’est d’ailleurs ce que vient chercher celui qui est en demande d’aide : une réponse immédiate, une solution à son problème, un avis objectif d’un connaisseur, d’un spécialiste. Et pourtant, ne seraient-ils pas eux même les experts de leur situation ?
Pour Yann le Bossé, psychosociologue, la réponse est évidente : les usagers ont la solution mais « ils ne savent pas qu’ils savent » (1). Il a d’ailleurs développé un concept qui démontre que le travailleur social utilise « les connaissances que les usagers ignorent détenir, qu’ils n’ont pas conscience d’avoir ». Pour lui, l’action du travailleur social leur fait « prendre conscience de leur expertise et de leur capacité à trouver par eux même la manière de poser le problème correctement et donc la solution qui en découle » (2). Yann le Bossé parle alors du Développement du pouvoir d’agir qu’il définit comme étant : « un processus visant à contribuer à l’émergence des conditions nécessaires à la manifestation d’un pouvoir d’agir » (3).
Ce concept fait d’ailleurs écho à un autre : l’homme capable de Paul Ricœur qui possède des capacités dont l’une d’elle est justement celle d’agir. Toutefois, le philosophe évoque également le fait que l’homme est aussi un être faillible, qui tétanisé face à une situation problématique pour lui, peut éprouver des difficultés à se mettre en mouvement.
C’est à ce moment précis que le travailleur social entre en scène et va jouer son rôle de « facilitateur, de passeur » (4) en faisant en sorte de créer un environnement fiable, propice pour que la personne se remette en mouvement et ose franchir l’obstacle qui l’empêche d’avancer. La personne va donc se remettre à croire en ses possibilités. Elle va changer de posture, retrouver une dynamique de réussite et mobiliser ses ressources obtenant en même temps la reconnaissance de l’autre en ses capacités.
La croyance en nos capacités ne trouve pas seulement sa source en nous-même. C’est ce que montre déjà, dans l’Homme faillible, l’analyse de la « requête d’estime » où l’on peut discerner « un désir d’exister, non par affirmation vitale de soi-même, mais par la grâce de la reconnaissance d’autrui » (5).
La recherche de la reconnaissance de soi par autrui est intimement liée à l’ancrage du « je crois que je peux » (6). Ce mode de croyance est nécessaire à l’accomplissement de nos capacités.
Bien sûr les jeunes migrants que j’accompagne ont besoin d’être guidés pour comprendre le fonctionnement de notre société. Pour ce faire, comprendre leur mode de pensée est essentiel car il faut voir à travers leurs yeux, comprendre leur mode de fonctionnement (7), et faciliter la rencontre avec notre culture.
Pour autant, je ne suis qu’une simple passerelle qu’ils empruntent pour atteindre leur but, expérimenter, tâtonner, trouver la solution en eux. Ensemble, nous définissons le problème, nous le verbalisons, le nommons et nous rendons opérationnelles les possibilités d’agir dessus. Ils franchissent alors les obstacles devenant des jeunes personnes capables d’agir et de prendre le contrôle de leur vie. De par mon regard, les encouragements et la reconnaissance de sa réussite, le jeune croit à nouveau en ses capacités qui deviennent alors pour lui, bien réelles. Ils savent alors ce qui est bien pour eux.
(1) Yann Le Bossé – Ils ne savent pas qu’ils savent – Rencontre publique avec Yann Le Bossé : https://www.youtube.com/watch?v=f3dOEDL60P0 (2) Yann Le Bossé- Le Pouvoir d’agir : https://www.youtube.com/watch?v=Z7_lS4HSD3g (3) ibid. (4) ibid. (5) Emmanuel Leclerc, Réflexions sur l’homme capable : http://emmanuel-leclercq.net/reflexions-sur-lhomme-capable/ (6) ibid. (7) Yann Le Bossé- Le Pouvoir d’agir : https://www.youtube.com/watch?v=Z7_lS4HSD3g