N° 740 | Le 10 février 2005 | Philippe Gaberan | Critiques de livres (accès libre)
« Mais je sais non moins bien qu’il faut faire son devoir sans se soucier de l’opinion des autres. » (p.91) La phrase est de Gandhi mais elle aurait tout aussi bien pu apparaître sous la plume de Philippe Meirieu. Alors, il ne s’agit pas de comparer ici les deux hommes… Un tel exercice n’aurait pas de sens ! Il ne s’agit pas non plus d’exploiter une coïncidence éditoriale et la parution simultanée du tout dernier essai du pédagogue et une reprise de quelques-unes des maximes du tout premier militant de la non-violence mais de saisir au passage ce qui rend si proche l’un de l’autre, l’artisan poète d’une école démocratique et l’artiste stratège de l’indépendance de l’Inde.
Parce qu’ils croient à la promotion du plus faible et au devenir possible de ce qui fait l’humanité de l’homme, tous deux, dans leur engagement respectif, dénoncent les privilèges de classe et s’engagent dans la lutte contre les intérêts privés exercés au détriment de l’intérêt public. Si Gandhi « considère le problème des intouchables comme la plus grande tare de l’Hindouisme » (p.30), Philippe Meirieu n’est pas en reste pour dénoncer lui aussi les effets de classe sociale : « Décidément, il vaut mieux être riche et clérical que pauvre et républicain », constate-t-il amèrement (p.32). Pour cette phrase et bien d’autres, le pédagogue prend le risque de se mettre tout le monde à dos : « J’ai l’habitude, dit-il. Je n’ai pas choisi la facilité » (p.11). Ce à quoi Gandhi pourrait lui répondre : « Tiens bon, même si tu es seul et si tout le monde est contre toi. Regarde-les droit dans les yeux même si les leurs sont injectés de sang. N’aie pas peur. Fais confiance à cette petite voix du cœur qui te demande d’être disposé à abandonner amis, femme, tout et tous. Sois prêt à mourir pour témoigner de ce qui donne sens à ta vie. » (p.117).
Il ne s’agit certes pas d’aller jusque-là. Pour l’heure, Philippe Meirieu ne risque que des injures et pas encore l’assassinat. Et c’est heureux ! Pourtant en s’attaquant au renoncement de la classe politique et en dénonçant les privilèges de classe, il met le doigt sur deux des plus grands maux de la société contemporaine : « On ne voit pas pourquoi on s’obligerait à la vertu quand le système tout entier est vicié », affirme-t-il (p.36).
Là où Meirieu et Gandhi se rejoignent de façon admirable, c’est bien sûr le problème de la ségrégation ; mieux encore, leur voix s’accordent parfaitement lorsqu’il s’agit de dénoncer une discrimination sociale soutenue par ceux-là même qui auraient tout lieu de la combattre mais qui par lâcheté et intérêts privés se font les complices des intérêts de classes.
À cet égard, la chute d’Alain Savary et l’arrivée de Jean-Pierre Chevènement au ministère de l’Éducation nationale symbolisent certainement l’un des plus grands échecs de la Gauche. Là où Philippe Meirieu advient le plus à la conscience politique et chemine le mieux avec le Mahatma Gandhi est lorsqu’il dénonce le renoncement du monde contemporain à toute forme de résistance contre la tentation du chacun pour soi et du retour à la loi du plus fort. Philippe Meirieu est la voix de la conscience de l’école et de son projet. Peut-être que, dans sa déception de n’avoir pas vu mieux s’imposer les idées de l’école nouvelle, et dans son amertume face au retour d’une école conservatrice fondée sur la reproduction des élites, cette voix se fait trop pessimiste et trop rapide sur les signes positifs que, par ailleurs, elle remarque : « On pourrait, dit-il, citer ici de multiples exemples d’écoles, de collèges et de lycées des projets de grande envergure et qui réussissent à mobiliser leurs élèves, à leur redonner confiance, à briser la fatalité… » (p.45).
Gandhi connaît lui aussi les mêmes tourments face au constat de la difficulté à faire admettre la non-violence : « …Il n’y a pas de remède aux maux dont souffre le monde en dehors du sentier étroit de la non-violence. Il se peut que des millions d’individus comme moi ne réussiront jamais à faire de leur vie une démonstration de cette vérité. La faute en incombe à ces apprentis et non à la loi éternelle. » (p.114).
Tout comme Gandhi, Philippe Meirieu est contraint de renoncer à imposer ses idées par la force. « Quelle que soit la noblesse d’une cause à défendre, dit Gandhi, la haine et la violence compromettent la paix que l’on recherche » (p.115). Aussi ces paroles-là sont-elles les bienvenues en ces temps d’incertitudes et de profond malaise dans la civilisation. Il est donc bien que Gallimard ait fait le choix d’éditer dans sa collection « folio2euros » un texte intitulé La voie de la non-violence extrait de l’ouvrage Tous les hommes sont frères de Gandhi. Il est bien aussi que cette parution coïncide avec Nous mettrons nos enfants à l’école publique, le dernier essai de Philippe Meirieu. Celui-ci est moins une attaque contre l’école privée qu’un appel à défendre l’idée d’une école publique de qualité accessible à tous. L’ouvrage sera certainement mal lu, car l’époque est moins ouverte au débat et à la complexité qu’à la manipulation et la diffusion d’idées simplistes. Mais, en ne pliant pas sous l’injonction à se taire formulée par les tenants du retour aux privilèges et à l’ordre absolu, les deux voix de Gandhi et de Meirieu donnent des raisons de ne pas désespérer de l’avenir.