N° 1291 | Le 16 mars 2021 | Par Jérôme Beaury, ancien enfant placé — j.beaury@yahoo.com | Espace du lecteur (accès libre)
La lettre intégrale - (la version papier du 1291 étant un condensé)
J’ai lu votre livre, votre histoire. Je suis attentif aux actualités et reste concentré lorsque les médias nous rappellent les failles de cette entreprise qu’est la protection de l’enfance.
Nous avons beaucoup en commun Lyès. Nous sommes d’anciens enfants placés, nous sommes également travailleurs sociaux. Nous sommes tous les deux auteurs. Nous sommes sensibles aux questions relatives au bien-être des enfants. Nous nous reconnaissons dans nos parcours et nous connaissons dans nos motivations.
Nous avons été placés dans des cases desquelles nous sortons tant bien que mal. Cette étiquette nous rappelant combien notre enfance a été lourde et douloureuse. Ces cases nous privant d’un monde « normal » que seuls nos rêves nous ont permis de toucher et que nos doigts nous ont accordés à penser. L’écriture serait-elle une passerelle d’un abri à un autre ? J’ai souvent imaginé que chacun de nos parcours ressemble à un diagramme tiré d’une partie d’échecs…
Permettez-moi de vous présenter mon parcours : famille d’accueil, placements en maison d’enfant à caractère social, placement en milieu ouvert, bénéficiaire de la Caisse de dotation des pupilles de l’Etat du Calvados. J’ai été pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance dès l’âge de 3 ans et ce jusqu’à mes 23 ans. Une prise en charge globale, tenant compte de mes besoins matériels, psychiques et surtout affectifs.
Né dans une famille éloignée de mes besoins les plus fondamentaux, j’hérite de carences, de violences que seuls les professionnels de la protection de l’enfance ont su déceler puis compenser. En tenant ce discours je ne souhaite pas minimiser la réalité de ce que j’ai vécu pendant mes placements : famille d’accueil maltraitante, violence physique, psychologique et sexuelle de la part de mes « camarades placés » au sein des MECS…Néanmoins, j’ai rencontré durant ces 20 années des femmes, des hommes dont le principal objectif a été de m’aider à croire en moi. Certains d’entre eux étant devenus aujourd’hui de très chers amis.
Désormais adulte, m’accompagnent encore aujourd’hui les conseils qui m’ont été distillés par ces professionnels à la hauteur d’une tâche ô combien difficile et ambitieuse. Ils m’ont offert la possibilité de ne pas m’enfermer dans un schéma de reproduction et m’ont aidé à me construire en m’élevant sereinement par-delà chacune de ces difficultés. J’en ai d’ailleurs témoigné dans mon livre « Le Bal des Aimants ou le parcours d’un enfant placé ».
Beaucoup en commun donc et pourtant si peu à partager dans nos efforts respectifs à participer à l’amélioration d’un système, ce système si cher à nos âmes. Si j’ai souffert durant cette enfance imposée, ce que j’en fais aujourd’hui est l’exact inverse de vos actions.
A l’image de l’émission « Pièces à conviction » en date du 27 janvier 2021, je tiens à vous exprimer que je m’insurge contre la pensée unique que l’on a tenté une fois encore de véhiculer.
Enième reportage sur la protection de l’enfance et pourtant, un discours unique… à charge.
Vous comprendrez alors que ma vision de la protection de l’enfance eu égard à mon propre parcours ne se retrouve certainement pas dans la parole que vous portez. Ces exemples de vie montrant une protection de l’enfance qui aurait oublié ses enfants sont insatisfaisants car incomplets. Si vous vous qualifiez de porte-parole et que l’on vous donne le rôle de médiatiser les mots des enfants placés, alors je vous invite à exprimer également les paroles qui diffèrent de votre histoire personnelle, des récits colorés de projection, d’amour et de confiance.
Si les médias illuminent vos actions, nos concitoyens devraient imaginer qu’il y a d’autres acteurs qui œuvrent différemment. Votre style médiatique laisse croire à une pleine ambiguïté. Je ne cautionne aucunement ces tentatives à rendre obscures de dignes intentions. Cela amènerait à accepter le postulat qu’un regard biaisé sur la protection de l’enfance deviendrait une vérité imposée à tous
En tant que travailleur social puis ancien formateur en travail social, j’ai appris à mes dépens qu’on ne s’improvise pas professionnel de l’accompagnement humain et que le sens des actions portées peut différer d’un individu à un autre. De l’ancrage de ses motivations les plus profondes résulte des postures tantôt louables, tantôt condamnables mais dans tous les cas perfectibles.
J’ai, à mon niveau, inscrit la volonté auprès des futurs travailleurs sociaux que de leur permettre de toujours requestionner leurs certitudes, à la fois pour eux-mêmes mais surtout pour les personnes accompagnées.
J’aime à penser que les reproches adressés aux travailleurs sociaux dans ce reportage ne seraient pas uniquement liés à leurs valeurs ou à leur absence de motivation. La question du manque de moyens alloués à la protection de l’enfance, elle aussi évoquée, me semble être un facteur aggravant dans la prise en charge de nombreuses situations toutes aussi complexes les unes que les autres. Je ne suis pas persuadé que d’amoindrir l’utilité et l’essence même de nos missions permettent de valoriser la protection de l’enfance et donc le travail social. Je vous l’accorde Lyès, nous avons besoin d’énergies, de motivations et de convictions mais pas en regardant, impuissants, la désertion croissante des bancs au sein des instituts de formation en travail social.
Nous essayons tous de nous en sortir Lyès et cette entreprise est des plus difficiles. J’ai appris par ailleurs qu’il ne s’agit pas d’avoir été placé pour prétendre à ces difficultés.
Contrairement à vous, j’ai choisi de mettre mon énergie et toute cette expérience résiliente en travaillant au sein du Conseil Départemental du Calvados en tant que Directeur-Adjoint en charge de l’Aide Sociale à l’Enfance. Sortir de mon histoire personnelle pour accompagner des projets collectifs…
Je peux constater, chaque jour, de par mes missions, l’importance et la qualité du travail fourni par l’ensemble des agents qui œuvrent dans le champ de la protection de l’enfance. Ces agents qui, en plus de leur temps de travail réglementaire, doivent composer avec une charge émotionnelle et psychique très conséquente. Il ne faudrait pas laisser entendre que ces professionnels ne traitent pas les difficultés des enfants et de leurs familles sans la rigueur, le sérieux ainsi que la patience qui se doivent. Des actes répréhensibles ou des dysfonctionnements existent, nous ne devons les ignorer ! C’est à mon sens une nécessité que de reprendre les erreurs du passé comme autant d’axes d’amélioration pour demain.
Se focaliser sur les carences d’un système, c’est le risque d’oublier que celui-ci met à notre disposition des leviers tels que le schéma départemental de l’enfance et de la famille. A en juger par les nombreuses actions qui vont voir le jour sur le Département du Calvados dans les 5 années à venir, je suis objectivement amené à constater les efforts et l’intérêt de chacun des acteurs à voir se dessiner une politique de la protection de l’enfance bienveillante et pleine de sens.
Mon rôle est aussi de ne pas laisser la protection de l’enfance être perçue comme la somme de toutes nos peurs, de tenir un discours qui se veut fédérateur et pacifique.
Vous l’aurez compris Lyès, l’ensemble de mes casquettes se rejoignent aujourd’hui vers un refus, voire un rejet, de discours uniquement à charge, unilatéraux, faits de propos négatifs et de raccourcis. Tout cela exprimé tantôt avec colère, tantôt avec mépris et laissant ainsi toutes les initiatives et tentatives d’amélioration en arrière-plan.
Je ne suis le porte-parole d’aucune cause mais si j’ai eu de nombreuses occasions de m’exprimer sur mon parcours, je n’ai jamais oublié de préciser que celui-ci n’est qu’un exemple et qu’il n’est le reflet d’aucune vérité sinon la mienne. J’imagine que votre histoire mon cher Lyès pourrait être un formidable levier pour comprendre un système perfectible et non ressembler à une huile qui mettrait le feu aux meilleures intentions.
Nous avons été placés dans des cases desquelles nous sortons tant bien que mal... Rien que l’opposition faite entre « Dans l’enfer des foyers » (1) et « Le bal des aimants » (2) illustre la complexité que chacun de nous a à faire montre de capacités à surmonter les chocs traumatiques. J’ai laissé ma colère derrière moi afin de trouver la paix. Cela ne m’empêche pas de me souvenir des raisons de cette colère afin d’être plus proche de celles qui m’entourent.
Plus que jamais Lyès, je pense que nous avons un devoir de transmission : la pair-aidance est un formidable moyen pour adresser aux professionnels et usagers toute cette colère convertie en richesse. Nous avons tous besoin d’apprendre les uns des autres mais seul un travail sur soi peut nous légitimer à céder sereinement notre histoire.
Je vous remercie pour l’attention portée à ce courrier et je reste par ailleurs disposé à en discuter.
Veuillez agréer très cher Lyès, mes sincères salutations.
Jérôme BEAURY
(1) Éditions Flammarion, 2014.
(2) Éditions L’Harmattan, 2017.