N° 1295 | Le 11 mai 2021 | Par Monique Eyraud, éducatrice spécialisée auprès d’enfants polyhandicapés | Espace du lecteur (accès libre)
Le bébé dans la maison sombre écarquille les yeux. Il aperçoit des ombres qui glissent sur le plafond, il ne sait pas encore que ce sont des ombres, il cherche, tend les bras et s’accroche au vide qui l’enveloppe. Un son s’évade de sa bouche, glisse sur ses lèvres et tout son corps s’agite. Il crie, pleure, il nomme sa détresse au mieux. Retrouver du chaud, du doux, une odeur de l’avant grande maison qui inquiète. Les bras, le lait, la voix, le mouvement qui berce et estompe la disparition du ventre chaud où rien ne manque. C’est ça qu’il appelle, fort. Le bébé bute contre la vie. La mère fatigue. Elle laisse la petite lumière pour que bébé n’ait pas peur dans le noir, elle n’imagine pas les grandes ombres au plafond qui disent son absence, elle ne veut plus entendre pleurer, elle a donné le lait, changé la couche, en silence et reposé bébé dans son lit, « qu’est-ce qu’il veut encore… ? » Elle rêve de dormir, ne plus l’entendre et que la vie reprenne son cours, comme avant, avant la déchirure de la naissance, les douleurs, le corps qui vacille et qui saigne.
Solitude des deux. Le bébé, épuisé, s’endort. Ne plus voir les ombres qui défilent sans fin sur le plafond, ne plus entendre le silence, ne plus s’étirer dans le vide, fermer les yeux pour attendre. Il respire en cascade, son ventre gargouille, il s’accroche à son pouce. Il s’efface. La mère s’approche, le regarde, soulagée. Enfin un moment de silence. Faut toujours qu’il pleure avant de s’endormir, quel caractère ! Décalés tous les deux. Pourtant ils se rejoignent en cherchant chacun un goût d’avant, l e cocon douillet rassurant du plein, juste avant le délié. Ils ont profité neuf mois l’un de l’autre et tout s’est écroulé en quelques heures. Elle a hurlé quand il est né, la douleur, le sang, les médecins qui s’agitaient, le regard inquiet de la sage-femme. Perdue dans la salle blanche, elle a rivé les yeux à la pendule. Cinq heures toute en douleur, la douleur puissance éternité. Elle n’a pas supporté.
Ils l’ont posé sur son ventre, elle a tourné l tête vers la fenêtre, le ciel était bleu, doux, sans nuage. Ne pas rencontrer l’objet de sa souffrance, elle s’obstine, refuse, elle ne veut pas de cet enfant, qu’ils le gardent ! Le bébé cherche le sein, le trouve et tète avidement. Il sent le corps tendu de sa mère. Il ne sait pas qu’il vient de là. Ils sortent de la maternité trois jours plus tard. La valise d’un côté, le couffin de l’autre, elle avance, le visage terne, les joues lourdes et le chagrin avec. Elle longe la rivière et l’envie de s’y jeter la traverse. Mais elle continue.
Qu’est-ce qui la retient ? Personne ne l’attend, le poids du couffin, l’avenir incertain et le noir dans la tête qui brouille ses pensées, aller où ? Elle veut mettre la tête sous la couette, ne plus rien voir, ne plus rien entendre, s’endormir, ne pas se réveiller de ce cauchemar, rentrer et s’engouffrer dans le lit, gommer ces trois derniers jours. Le bébé sourit dans son couffin, bercé, les yeux ouverts sur le ciel et les feuilles qui jouent dans le vent, le jeu d’ombre et de lumière, l’air chaud du mois d’août, il se goinfre de sensations.
La porte de l’allée, la fraîcheur, la clef dans la serrure, la chaleur étouffante de l’appartement, changement de décor. Sans un mot, elle le pose dans son lit, odeur inconnue. Elle ferme les volets, se verse un whisky qu’elle avale d’une traite, et se blottit dans son lit défait. Les larmes déboulent, le creux dans le ventre, et le rien de sa vie l’inonde. Le bébé n’est rien, rien qu’encombrement. Il lui demande plus qu’elle n’a jamais reçu. Dans son ventre, il était à sa place, elle s’emplissait de lui et il ne vrillait pas ses yeux dans les siens comme un appel. Elle n’a rien à donner. Il lui fait peur. La peur, c’est tout ce qu’elle connaît.
Dans la ruelle sombre une nuit d’automne ils étaient trois, sortis de nulle part. Personne dans le quartier, juste la pleine lune qui éclairait la ville. Depuis des mois, elle faisait la fermeture, tirait le rideau de fer et rentrait se coucher, épuisée. Dix minutes à pied, mille huit cents retours sans rencontrer personne, sauf cette nuit-là ! Elle revit sa terreur, sa chute, les vêtements déchirés, l’odeur de l’alcool tout près de son visage et la douleur au ventre qui déchire et qui brûle. C’était sa première fois, une première fois de cris et de rires décalés. Et de fuite quand tout s’est arrêté. Elle s’est relevée, doucement, a regardé autour d’elle, honteuse, heurtée et s’est vite engouffrée au creux de son allée. Là, elle s’est laissé pleurer, longtemps sans discontinuer.
Le lendemain, elle y est retournée, n’a rien dit. Comme si tout allait bien, elle servait les cafés aux habitués, souriait aux plaisanteries, nettoyait le comptoir machinalement et visionnait la scène de la veille, en boucle. Le regard loin, absorbée par ses images internes, elle sait que plus rien ne sera pareil. Son prince charmant s’est transformé en trois porcs avinés et ses rêves en cauchemar. Elle a tenu six mois. Le patron voyait son ventre s’arrondir, pourtant jamais de petits copains à l’horizon ou de coups de fil de temps en temps, personne ne la demandait jamais, pas de famille non plus, une fille seule sans histoire. Obéissante, ponctuelle, aimable avec la clientèle, l’employée rêvée. Elle n’a pas supporté les regards et les réflexions, un matin elle ne s’est pas levée, son premier retard et le dernier. Elle s’est cloîtrée chez elle, n’a pas répondu au téléphone quand son patron s’est inquiété, pas de mots à donner. Elle n’y retournerait plus. Elle a regardé son ventre faire craquer ses boutons de jean, puis le temps des robes est venu et elle se sentait pleine, pleine de bonheur, de douceur et de plaisir à porters on gros ventre. Elle ne pensait pas à demain. Demain c’est aujourd’hui et le creux, dans son ventre, grossit, gagne du terrain et les cris du bébé résonnent encore malgré ses deux mains écrasées contre ses deux oreilles.