N° 1349 | Le 9 novembre 2023 | Par Marie Mourez, assistante de service social de rue | Échos du terrain (accès libre)
Le logement recouvre nombre de fonctions. Il est une sécurité face aux intrusions et un lieu d’enracinement psychologique, de repère et de stabilité. Pour les personnes à la rue, qu’est-ce qu’habiter ? Comment les accompagner en respectant leur rythme ?
Ces dernières années, les procédures d’accès direct au logement, pour les plus précaires, se sont simplifiées. Toutefois, l’importance d’une continuité d’accompagnement entre « l’avant » et « dans » le logement apparait primordiale puisque les temporalités et les comportements sont propres à chacun et ne s’expriment pas de manière similaire en fonction des personnes et du lien créé avec le référent social.
Pablo
J’apprends que Pablo « range » tous ses documents importants dans sa boite aux lettres. Pour lui, il s’agit ici d’une logique infaillible : celle-ci ne réceptionne que des documents essentiels – il jette les publicités –, il sait donc toujours où les trouver quand il en a besoin. Ensuite, Pablo, qui faisait office de gros dur dans la rue, décore son appartement de nounours et de peluches, comme un enfant.
Ce contraste laisse imaginer des failles qui ne pouvaient exister dans la rue sous risque de le vulnérabiliser. De plus, après la mise en place d’un prélèvement automatique pour le paiement de son loyer, j’apprends que Pablo continue de le payer par TIP. « Comme ça je garde mon logement et je n’aurai jamais de problème de retard, c’est mieux de payer deux fois que ne pas payer du tout ! » m’explique-t-il.
Sans doute n’est-il pas là, question que de son courrier ou de son loyer, mais surtout qui suis-je pour tenter et vouloir normaliser sa manière d’habiter, particulièrement quand je suis le témoin d’un investissement, d’une appropriation et d’une prise d’autonomie réels ?
Raymond
Raymond a aménagé son nouvel appartement. Pourtant, son salon ressemble à une chambre de centre d’hébergement, fait de bric et de broc récupérés ici et là. L’unique chambre n’est pas investie car elle est destinée à ses enfants lorsqu’il obtiendra un droit de visite et d’hébergement.
Un jour, je le reçois pour échanger sur un dégât des eaux survenu chez lui, alors qu’il est en défaut d’assurance habitation. Je prends alors le temps de lui faire envisager, que peut-être, cette erreur avec sa machine à laver (il a laissé le bouchon d’évacuation ouvert pensant bien faire) est une conséquence de sa volonté inconsciente de mettre en échec ce logement. Pour la première fois, Raymond se positionne : « Je rentre tous les soirs chez moi ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? ».
Un an plus tard, le bilan est positif : il paie ses factures, s’est approprié son logement, et se sent enfin chez lui. Enfin, lorsqu’un élément ou un évènement le déstabilise, il sait faire appel à des professionnels pour dépasser sa difficulté.
Laura
Laura, 28 ans et migrante, arrive en France à ses 20 ans. Elle expérimente tous les types d’hébergements liés à l’évolution de son statut administratif : CRA, HUDA, CADA, FJT. Lorsque nous nous rencontrons, elle alterne rue, hôtel et accueils ponctuels chez des tiers. Nous reprenons ensemble ses démarches d’accès au logement social, qu’elle obtiendra alors huit mois plus tard. Lorsqu’elle apprend cette nouvelle, elle en pleure de soulagement et est ravie.
Laura travaille et a su épargner, elle dispose donc de quoi équiper son appartement. Pourtant un mois après, elle n’a investi dans aucun meuble sauf un matelas gonflable. Ses affaires, rangées dans des valises et sacs poubelles, s’amoncellent dans le salon. Cette situation, qui se prolonge, m’interpelle et me pousse à l’interroger. Elle explique alors qu’elle vit pour la première fois toute seule, qu’elle a peu d’amis en France, ne dispose pas de soutien et les responsabilités administratives lui semblent insurmontables. Son isolement subjectif semble l’empêcher d’habiter.
Laura, plus insérée socialement que Pablo et Raymond, est pourtant plus fragilisée par sa nouvelle situation. Il s’avère que c’est peut-être pour elle qu’il sera le plus compliqué d’habiter et d’investir un lieu qui lui appartient enfin.
Je suis convaincue de l’importance des temporalités individuelles et de la nécessité d’une continuité de l’accompagnement social porté par les mêmes référents. Cela n’est pas encore réellement intégré dans les modalités d’intervention spécifiques au logement puisqu’elles se découpent en mesures obligeant à des relais entre différents services et travailleurs sociaux : l’un accompagne celui qui est à la rue, l’autre celui qui est logé.
Pourtant, cette problématique va au-delà d’elle-même puisqu’il peut en découler une multiplicité d’effets, de comportements et de mouvements psychiques auparavant camouflés ou inexistants qui ne pourraient être visibles que par un travailleur social qui aurait connu la personne en amont de son entrée en logement.
L’habitat, pour Pablo et Raymond, a longtemps été associé à l’extérieur, à des espaces ouverts, où l’intrusion est régulière. Si les contours de leur habitat pouvaient paraitre floues et variants, tous deux vivaient dans un secteur délimité. Accéder au logement définitif exige de quitter un lieu connu pour en accepter un autre. Cette étape d’adaptation, chez une personne à la rue, exige une vigilance particulière du travailleur social autour de potentiels signes de souffrance ou de désorientation. Ce moment de transition demande également un engagement accru du professionnel afin d’en entendre les angoisses mais aussi de soutenir les mouvements et les changements engagés.
Temporalité individuelle
Depuis son arrivée en France, Laura a toujours vécu entourée et, pour la première fois, doit éprouver une forme de solitude en intégrant son logement. Alors qu’elle dispose enfin de son propre espace, elle se retrouve seule en se confrontant à une intimité jamais connue ainsi qu’à un nouveau pouvoir décisionnaire. Cette émancipation, génératrice d’angoisses, demande au travailleur social d’être à l’écoute, prêt à étayer et à sécuriser cette période d’affirmation de soi.
Enfin, il apparaît que le chez-soi parle avant tout de la personne et de ce dont elle a besoin pour se sentir en confiance, en sécurité. Pour Pablo, ses peluches investissent son espace et peuvent, éventuellement, lui apporter une forme de présence dans un chez lui où il se retrouve éloigné de ses compagnons de rue. Raymond, quant à lui, a tendance à reproduire les rares intérieurs qu’il a connus, c’est-à-dire un aménagement dans le style des centres d’hébergement qui l’ont accueilli. Concernant Laura, elle piétine à ses débuts et ne sait pas par où commencer car elle a toujours été en mouvement perpétuel. Le chez-soi, elle ne l’a expérimenté que chez les autres, la privant ainsi d’intimité et de pouvoir de décision.
Le travailleur social a donc pour première responsabilité de repérer les mouvements psychiques provoqués par ce changement d’espace. Il lui faudra ainsi sécuriser l’arrivée et accompagner l’appropriation d’un lieu. En ce sens, il lui est nécessaire de s’adapter à chaque situation, de repérer les signes d’anxiété tout comme d’apaisement. Cette position psychique de préoccupation, portée par le professionnel, vise le mieux-être et le soutien de la personne, au plus proche de son vécu.
Ce besoin d’élasticité dans les interventions sociales adossées au logement doit impérativement être entendu par les politiques futures pour ainsi adapter l’accompagnement dans les multiples facettes qu’induisent les mouvements d’appropriation.
En effet, ce que nous apprennent ces publics, c’est qu’habiter n’est pas une évidence et s’opère toujours de manière singulière.
(1) D’après Perla SERFATY-GARZON dans Le chez-soi : habitat et intimité (in Marion SEGAUD, jacques BRUN et Jean-Claude DRIANT (dir.), Dictionnaire critique de l’habitat et du logement, Paris, Editions Armand Colin, 2003), la notion d’habiter se compose de trois corpus : l’habitat, l’intimité et le chez-soi.