N° 1288 | Le 2 février 2021 | Par Stéphane Saint-André, pédopsychiatre à l’hôpital de Bohars de Brest (stephane.saint-andre@chu-brest.fr) | Échos du terrain (accès libre)
Muta’Jeunes (1) est un dispositif interdisciplinaire créé en 2007 à l’initiative des acteurs de terrain du pays de Brest et autour de la problématique des adolescents difficiles (2). Très vulnérables dans le lien à autrui, ces jeunes mettent en échec les professionnels et les institutions, puis subissent les ruptures et rejets qui aggravent leurs carences et leurs troubles. Perçus comme « trop malades » pour être éducables, ces incasables viennent s’échouer sur les rivages de la psychiatrie temps-plein au risque d’y demeurer. Négativement marqués par ce qui devient un abandon de plus dans leur histoire, ils subissent les outrages d’une relégation à l’asile qui ne dit jamais son nom car drapée dans la bien-pensance et la protection d’autrui.
Afin de travailler ces situations périlleuses, la pédopsychiatrie universitaire de Brest déploie depuis 2005 une équipe mobile pour construire des alternatives à l’hospitalisation dont la nocivité potentielle dépend de sa durée, de son exclusivité et du degré de réification réduisant le sujet à ses seuls besoins de soin.
Intervenir auprès des partenaires relevait du changement de paradigme pour les équipes hospitalières. Si le secret médical entravait les échanges, l’inter-méconnaissance constituait l’obstacle principal. Pris dans des représentations faussées, les professionnels s’interpelaient sans discernement ni succès, se méprenant sur les champs d’action et contribuant à leur insu aux troubles des adolescents difficiles. Coincés entre des logiques en silos et la culture de la bonne case, nul n’appréhendait l’indispensable interdisciplinarité, les incasables le devenant en manquant de bénéficier de toutes les cases à la fois. L’urgence qui scandait très souvent les synthèses interprofessionnelles n’était pas non plus propice à la rencontre ni à la mise en pensée tant des besoins de ce public que des enjeux institutionnels. Cela constituait pour les professionnels des vulnérabilités qui rentraient en résonnance avec celles des adolescents.
Les interventions de l’équipe mobile ont ainsi montré le besoin d’un espace tiers pour se découvrir et penser ensemble, à distance mais au service des prises en charge.
Muta’Jeunes offre aux professionnels cet espace de parole et de pensée en dehors de l’urgence où sont abordés les quotidiens (fonctionnements institutionnels, missions, moyens, cultures de métiers) et des notions plus transversales de la clinique des adolescents difficiles (violence, maltraitance, prise de risque et responsabilité, travail avec la famille, santé et maladie mentales, diagnostics et traitements médicamenteux, soin institutionnel, gouvernances et politiques publiques…). La dimension narrative produit de la connaissance et permet la reconnaissance, cocktail à la fois résilient pour des identités professionnelles malmenées et propice pour qu’émerge la confiance. Ainsi, peut s’aménager un environnement bienveillant où la parole ne rencontre plus les freins habituels, les difficultés étant accueillies sans jugement car le plus souvent partagées. En nourrissant une interrogation collective il devient possible de soutenir une créativité partagée et des représentations communes peuvent alors se construire. Penser et débattre renforcent la question de l’altérité au travers de l’expérience d’une conflictualité positive, c’est-à-dire permettant que les participants ‘‘octroient à ceux d’en face’’ la légitimité de les interroger sans les dévaloriser ni, a fortiori, les humilier » (3). Par son action, Muta’Jeunes prolonge le travail de terrain tout en le renforçant. Mais la démarche vise modestement à identifier des invariants en s’appuyant sur la pratique sans pour autant devoir trouver des solutions à des situations bloquées, d’autres instances ayant vocation à cela.
Concrètement, depuis 2011, un groupe de copilotage (copil) et un groupe projet composent Muta’Jeunes. Le copil réunit les institutions de la première heure : le CHRU de Brest (service hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent), le Conseil départemental du Finistère, la fondation Ildys et l’association Don Bosco. Leur point commun est d’avoir la responsabilité de lits, l’hébergement devenant un point de crispation dans les situations de rupture. Le copil est une instance consultative qui préserve la visée initiale autour des adolescents difficiles en validant les projets soumis par le groupe projet et en accordant un financement pour les plénières. Le copil assure une fonction tierce indispensable en étant le garant du sens de l’action partenariale, de sa coordination, et de la latitude laissée au groupe projet. Selon les enjeux et l’actualité, il se réunit 2 à 4 fois par an.
Instance initiale, le groupe projet est au cœur du dispositif. De nombreuses institutions y sont représentées : celles constituant le copil bien entendu, mais aussi la Sauvegarde de l’Enfance du Finistère (réunissant des services d’AEMO et de suite, un ITEP, l’ITES de Brest et Quimper qui est le centre de formation au travail social en Finistère), l’association Avel Mor (ayant un service d’accompagnement de placements en famille d’accueil), le service social dédié aux élèves (Éducation nationale), la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et la Brigade de prévention de la délinquance juvénile de la gendarmerie (BPDJ). Un juge pour enfant y participait également entre 2009 et 2012. Creuset de l’inter-métier, le groupe projet est un lieu de rencontres, d’échanges et de créativité. Mensuel, il aborde les actualités institutionnelles, politiques, législatives voire médicales, les enjeux autour des prises en charge, les conflits ou points de blocage repérés sur le terrain. Le groupe projet génère de l’interconnaissance tout en identifiant des invariants qui constitueront des thèmes pour les évènements proposés gratuitement aux professionnels et qui sont de deux sortes. Des journées de travail qui réunissant cent personnes font intervenir des acteurs du réseau le matin lors de temps d’échanges conséquents et l’après-midi des groupes de paroles de vingt à vingt-cinq personnes qui prolongent les débats tout en réhabilitant les vécus et les expériences. Ensuite, des plénières réunissant deux cents personnes au cours desquelles des conférenciers locaux et d’ailleurs croisent leurs regards, articulant savoirs universitaires et ceux issus de l’expérience, mettant en perspective le travail local avec d’autres expériences et pratiques. Le financement octroyé par le copil en garantit la gratuité pour les participants.
Une plénière est organisée tous les vingt-quatre mois et un cycle de trois journées de travail est proposé entre deux plénières. Des questionnaires évaluent la satisfaction des participants et aident à construire les journées futures. Chaque plénière est donc élaborée à partir des échanges et questionnaires issus des trois journées thématiques qui l’ont précédée, et inversement. Ce système crée une dialectique entre chacun des événements comme entre les participants et le groupe projet permettant de rester au plus près des besoins du terrain.
Il est évident que le dispositif a ses limites et ne saurait tout résoudre. Toutefois, si Muta’Jeunes ne coordonne pas les situations difficiles, les montages partenariaux autour de celles-ci sont plus collaboratifs et réactifs, dessinant même les contours d’une responsabilité partagée. L’aménagement de synthèses programmées et régulières permet de s’affranchir de l’urgence, rendant possibles la dialectique des conflits et la mise en sens. Muta’Jeunes est un générateur d’ambiance, une ressource à distance du terrain mais avec des effets sur ce dernier.
— -
(1) Gilles Allières, Stéphane Saint-André, L’interdisciplinarité au service du travail social - Chronique Sociale, 2019.
(2) Terme adopté depuis l’initiative en 2002 de la PJJ et du Pr Philippe Jeammet à l’hôpital Montsouris (Paris) de créer un DIU sur cette problématique, et qui a inspiré plusieurs autres formations universitaires du même type en France. Ce terme est précieux car il permet de parler des vulnérabilités de l’adolescent comme de celles du professionnel et de son institution
(3) Philippe Meirieu, Le partenariat : usine à gaz ou véritable levier pour l’action ? - Le café pédagogique, 6 mai 2016, p. 2. — https://bit.ly/3gH1xrN