N° 1349 | Le 9 novembre 2023 | Par Solenne Roubertou, éducatrice spécialisée, autrice (1) | Espace du lecteur (accès libre)
La pressurisation continue, le manque de moyens, la rentabilité des actes font perdre le sens de nos métiers. L’impuissance entre en jeu et l’épuisement professionnel, tout doucement, se fait sentir, jusqu’à en tomber malade. De l’espoir des débuts au quotidien désabusé, il y a bien des causes qui mènent à la souffrance au travail. Pourtant, « personne n’a le droit d’enlever l’étincelle des yeux de quelqu’un ».
Elle entre dans la voiture, elle m’a l’air épuisée. Jamais je ne l’ai vu ainsi. Le regard vide, le poids du monde sur les épaules, la tête baissée.
Elle a été collègue de formation avant d’être amie. Elle fait partie des personnes les plus pétillantes que j’ai dans ma vie. Enfin, normalement. Mais visiblement, pas ce soir.
Mes yeux inquiets se tournent vers elle, ma bouche s’ouvre pour poser la question dont je connais déjà la réponse.
« Non, ça ne va pas… C’est le boulot. J’en deviens maltraitante. Les enfants m’énervent, les collègues aussi, tout m’agace. Ce n’est pas moi. Ça va me rendre malade. »
Le manque de temps, le manque de moyens, l’environnement médicalisé, le peu d’activités extérieures, l’absence de projets, la routine contraignent les uns et les autres à s’engluer dans un quotidien peu attractif. Petit à petit, on finit par oublier pourquoi on en est là, quelles valeurs nous animaient, nous encore jeunes professionnels.
Le temps n’est plus à la pensée, mais bel et bien à des mouvements mécaniques, qu’on répète inlassablement. Le climat lugubre remplace peu à peu le cadre vivant qu’on a bataillé à mettre en place. Puis peu à peu, ce n’est plus l’envie de bien faire qui nous étreint, mais un autre sentiment, de l’ordre de la survie. Pour soi, déjà. Pour les enfants, enfin. Ces mêmes enfants que ma collègue dit maltraités aujourd’hui.
Je peine à le croire. Je sais bien moi qu’elle est l’essence de la bienveillance, emplie d’une force qu’elle ignore, pleine de bonne volonté et du goût de bien faire. Je sais aussi pourtant que ces structures d’accueil sont devenues ou deviennent petit à petit des entreprises souvent robotiques. Je connais l’absence de moyens et la volonté du toujours plus de rentabilité, j’ai moi-même entendu ces phrases qui serrent le cœur : « Combien d’enfants dans le dispositif ? 15 ?! Pour cette première année, je m’attendais à une trentaine ! »
Et moi aussi à ce moment, j’étais épuisée comme ma collègue. Je n’avais même plus l’envie ou le courage d’expliquer le soulagement des familles, l’épanouissement des enfants, l’accompagnement des équipes… Je croyais dur comme fer à la pertinence de ce dispositif. Je savais ces bénéfices. Au quotidien, ils m’animaient. Cela fait sens et c’est bien le sens que nous sommes censés rechercher au cœur de nos actions.
C’était ça, la raison pour laquelle j’avais choisi ce métier. Pour ça, que je m’étais battue. Parfois, j’ai tendance à l’oublier. J’assiste, inopérante et surtout impuissante, au fracas permanent qui m’entoure, à un social qui n’a parfois plus rien de social. En signant dans ce secteur, déjà, nous savions qu’il n’y a rien de tout rose. Nous l’avons intégré, mais plus le temps passe, plus tout se fracasse.
Je me retourne vers mon amie. J’ai envie de lui expliquer tout ça, de lui dire qu’elle n’est pas responsable, que c’est un ensemble de circonstances qui font que c’est invivable. Pour elle. Pour d’autres. Pour trop de professionnels. Moi aussi, je suis en colère même si ce n’est pas pour les mêmes raisons. Personne n’a le droit d’enlever l’étincelle des yeux de quelqu’un. Personne n’a le droit de brimer un professionnel au point qu’il craigne d’aller au travail. Personne n’a le droit de rendre maltraitantes, des personnes qui se battent pour un mieux-être au quotidien. Enfin plutôt, personne ne devrait avoir ces droits-là…
Je finis par lui dire : « Pars, ne tire pas plus sur la corde, ce n’est pas toi. » C’est vrai, ça ne sert à rien. La fatigue, l’épuisement, la colère… Ça ne peut mener à rien de bon, je crois. Elle a essayé, vraiment essayé. Je voyais bien qu’elle croyait encore pouvoir changer le monde à son arrivée. Quelques mois après seulement, la chute a été davantage violente. Je sais qu’il n’avait pas d’autres issues. Pas tant par manque de
volonté, mais à cause du fait de se heurter à des directives qui ne s’accommodent pas de cette fameuse quête de sens.
Moi n’empêche, ça m’interroge. Comment allons-nous sortir de cet engluement ? Comment pouvons-nous expliquer la richesse et l’importance de nos métiers ? Comment pouvons-nous rappeler que les sourires des enfants n’ont pas de prix ? Comment et pourquoi. Pourquoi on nous a tant méprisés ? Pourquoi a-t-on oublié que notre mission première était le sourire des bambins ? Pourquoi laisser le social sur le bas-côté ?
Que faire quand pour le bien-être d’une structure, on finit par laisser quelques plumes ? S’oublier soi et se battre sans garantie de jours meilleurs pour ceux qu’on accompagne.
Ou se protéger soi et garder l’amertume du sentiment d’abandonner ceux qu’on est censés protéger.
Il est loin le temps où l’on pouvait leur promettre que ça irait, qu’ils ne vivraient pas un énième abandon et encore moins, de notre part à nous. Car aujourd’hui, on a beau y croire, il ne nous reste que de l’espoir, mais aussi que très peu de certitudes. l
(1) « Une baleine pas si bleue », « L’hibernation des hérissons », « L’envol d’un papillon pas comme les autres », Solenne Roubertou, Édilivre.
Quelques chiffres sur le burn-out
Source : Fondation recherche médicale
Selon l’Institut de veille sanitaire, en 2012, la souffrance psychique liée au travail concerne 3,1 % des femmes et 1,4 % des hommes vus par le médecin du travail, dont 7 % correspondent au syndrome de burn-out. Santé Publique France estime qu’environ 2 % des salariés ont une souffrance psychique en lien avec le travail.
Selon une étude réalisée début 2022 par OpinionWay, 34 % des salariés seraient en burn-out dont 13 % en burn-out sévère soit 2,5 millions de personnes.
Outre l’impact humain, le stress au travail a également un prix pour la société. Le coût du stress dans l’entreprise est évalué dans une étude de 2010 entre 1,9 et 3 milliards d’euros par an en France, dont l’essentiel est lié à des pathologies psychiatriques.
Biblio sur l’épuisement
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, Marie Pezé, Flammarion, août 2023, 192 p., 9 euros.
Se reconstruire après un burn-out, Sabine Bataille, Dunod, mai 2022, 336 p., 22,90 euros