N° 1333 | Le 14 février 2023 | Par Djordan Sirène, éducatrice spécialisée en insertion sociale | Échos du terrain (accès libre)
L’humour et le cynisme restant mes seules armes dans une situation face à laquelle je n’ai plus de prises, il s’agit ici de démontrer que les nouvelles directions qui fleurissent depuis quelques années dans le champ de l’insertion poussent la profession à se reconvertir ; l’aromathérapie et le maraîchage étant les corps de métiers ciblés en priorité par les travailleurs sociaux.
En effet, on observe l’installation d’un phénomène classique de vases communicants : la négation des compétences des travailleurs sociaux et leur impuissance au sein d’un système déconnecté de la réalité du terrain les contraignent à adopter une stratégie de préservation par la « fuite ». C’est ainsi que la question de la reconversion professionnelle se pose de plus en plus fréquemment, de plus en plus tôt. Quel dommage de vivre cet écœurement si rapidement dans un métier que nous tâchons de défendre et de pratiquer avec justesse et réflexion !
Par la dénomination « nouvelles directions », je songe aux directions sorties des écoles d’ingénierie, de Sciences Po, etc. ; une connaissance du terrain approximative basée sur une mémoire judéo-chrétienne, des compétences dans le management d’une équipe dans un style faussement participatif. L’objectif est clair : œuvrer pour la gestion économique de l’association dont les moyens brillent par leur absence. S’engouffrer dans la logique des appels d’offres, grossir pour ne pas mourir. C’est ainsi que certaines directions tentent de plaquer une organisation libérale, tout en adoptant une politique où l’ascendance des décisions est de mise puisqu’elles « savent ». Le savoir et l’autorité rassurent les conseils d’administration et, ainsi, les travailleurs sociaux font face à la contrainte d’appliquer des décisions en opposition avec les besoins du public. Il ne s’agit pas de penser collectivement en amont d’un changement de pratique ou d’une réorganisation, il s’agit d’obéir, d’agir et de faire confiance.
Entre déconnexion…
Mais comment faire confiance à une personne qui remplace une collègue éducatrice par un cuisinier sous prétexte qu’il a « le feeling » ? Comment ne pas réagir face à une direction que l’on entend encore dire que « les travailleurs sociaux ne sont pas payés pour fumer des cigarettes », alors qu’à cet instant même je réalise un ouvrage en dentelle fine : je fume une clope avec Thomas qui m’avoue être au bord du « pétage de câble » comme il le nomme, tout en ayant physiquement une position qui me permet de porter mon regard sur le collectif et d’anticiper l’arrivée à cent mètres de Lucas qui, à sa démarche, me semble fortement alcoolisé et se dirige vers Martin qui lui doit de l’argent. Martin est connu pour ses accès de violences soudains, en témoignent Igor qui s’est récemment pris un coup de couteau et Wendy qui avait un jour fait tomber sa canette. La prouesse de la gestion d’un collectif de quarante personnes en moyenne, 35 heures par semaine, par une équipe de deux éducatrices mériterait d’être applaudie, et il me semblerait pertinent de les écouter lorsqu’elles disent que le jaune mélangé à du bleu donne du vert. En réponse, c’est avec une main empathique sur l’épaule que l’on nous répète que ces deux couleurs mélangées forment du rouge, et c’est avec un sourire compatissant que l’on nous questionne : cette vive colère qui semble nous animer ne serait-elle pas une conséquence criante d’un manque de distance avec le travail ?
Dans cet exemple précis, face à une hiérarchie n’ayant malheureusement pas compris que les échanges informels, surtout dans un accueil de jour, sont la base du lien, comment ne pas baisser les bras et répondre autrement que par « on en reparlera quand tu me payeras décemment » ?
Car c’est dans un accueil de jour que je travaille. Avec des SDF. L’image d’Epinal du « clochard » étant presque révolue, il convient de préciser que le public accueilli regroupe des personnes en errance présentant des pathologies psychiatriques diagnostiquées ou non, des personnes toxicomanes, malades alcooliques, immigrées, des personnes confrontées à la violence conjugale, en sortie de détention, sous tutelle, curatelle, des jeunes en sortie de l’ASE, des moins de 25 ans en rupture et sans ressources, etc. : les nomades du vide, comme les nommait François Chobeaux.
… et déqualification
Et le vide nous entoure : les autres associations souffrant des mêmes maux, l’isolement des professionnels progresse et se généralise. La disparition des travailleurs sociaux au profit de l’aromathérapie ainsi que les coupes budgétaires les font survivre dans une ambiance en tension permanente. Une ouverture coûte que coûte du lieu, une augmentation des personnes à la rue, une banalisation des faits de violence, une diminution des possibilités de sorties dites « positives ». Condamnés à une errance sans fin combinée à une politique de la ville où, même invisibles, les SDF sont trop visibles, leur souffrance s’amplifie. Et cette terrible sensation d’alerter une direction qui n’entend pas l’inconfort voire la détresse du terrain ! Parce que le sentiment de ne pas exercer son métier dans des conditions sécurisantes et adaptées les accule, l’épuisement progresse jusqu’à saturation.
Face au double constat d’un faible effectif professionnel et d’une hausse de fréquentation du public, une réponse se fait pourtant entendre depuis quelque temps : le bénévolat, résultat de la propagation d’une logique numéraire au détriment d’une logique de compétence. Deux pour quarante : pas assez. Quatre pour quarante : effectif doublé. Une nouvelle problématique s’impose alors, celle du bénévolat comme produit de substitution de l’emploi salarié. Un problème, une réponse. C’est ainsi que, dans la lignée du cuisinier embauché sur un poste d’éduc, des retraités passent un entretien pour aider les « pauvres » gratuitement. Mais, pas d’inquiétude puisqu’en cas d’épisode de violence, ma directrice leur assure qu’elle est ceinture noire de Taekwondo.
Dans cet exemple précis, face à une hiérarchie n’ayant malheureusement pas compris qu’il n’est pas pertinent de répondre à la violence par de la violence et qu’un diplôme d’éducateur spécialisé résulte de trois années d’étude, comment ne pas baisser les bras et répondre autrement que par « le jour où je démissionne, ne tente pas de me remplacer et prends un bénévole, ça te fera des économies » ?
Par ailleurs, loin est le temps de la « réunionite aiguë » : aujourd’hui, 1h30 d’analyse de pratique par mois leur suffiront à avoir l’impression de réfléchir, à ces éducs ! La réflexion et l’analyse favorisant un accompagnement de qualité, lorsque la profession est engluée dans un fonctionnement robotique, les situations s’enveniment rapidement. Sans ces espaces, c’est ainsi que des glissements de pratiques s’opèrent sans que personne ne s’offusque. Face à la fatigue, l’abdication est moins épuisante que la rébellion. On ne réfléchit plus, on s’éparpille jusqu’à une perte de sens de notre métier. Agissant dans un fonctionnement miroir à celui du public, nous nous morcelons, nous subissons. Malgré les alertes, les échanges avec la hiérarchie, la seule réponse est de vous faire porter la responsabilité, une fois encore : c’est parce que toi, Djordan Sirène, tu prends les choses à cœur, c’est parce que toi, tu ne mets pas assez de distance, toi, petite chose fragile que la fougue de ta jeunesse porte sur tous les fronts.
En attendant, moi, Djordan Sirène, je sais que du bleu et du jaune, ça fait du vert.