N° 1302 | Le 5 octobre 2021 | Par Monique Eyraud , éducatrice spécialisée à la retraite et auteure | Espace du lecteur (accès libre)
Ce matin-là, elle accompagne son petit au bout du chemin. Paul n’aime pas prendre le car du ramassage scolaire chaque lundi, alors il traîne un peu en boudant, mais finit par grimper les quelques marches de l’autobus et rejoint ses petits copains. Il a trois ans. Depuis septembre sa maman a des rendez-vous trop tôt pour lui offrir une séparation en douceur à l’entrée de sa classe et le confier à la maîtresse en le couvrant de bisous, de mots doux qui rassurent et entendre la phrase magique : ça-va-passervite-mon-chéri-on-mange-ensemble-à-midi. Il puise son courage dans tout son corps pour retenir la larme qui hésite au bord de ses grands yeux noirs. Il ne veut pas que maman s’inquiète. Elle mérite de partir tranquille – avec le boulot qu’elle a par-dessus la tête comme elle dit. Son petit bonhomme, elle n’a que lui, alors il ne veut pas qu’elle fonce en voiture pour rattraper le temps perdu avec un paquet de soucis plein la tête. Elle serre bien la ceinture de sécurité pour qu’il ne lui arrive rien, lui caresse la joue et n’oublie pas le petit geste de la main quand elle redescend du car. Il lui décroche le sourire timide qu’elle attend et hop, la dame qui conduit redémarre et continue sa
tournée. Elle connaît son trajet, et toutes les nouvelles petites bouilles de l’année, par cœur. Cette nuit-là, il a mal dormi. Les cauchemars ne le quittaient pas et chamboulaient son sommeil. Deux kilomètres plus loin, il tombe dans les bras de Morphée. Quand il ouvre les yeux, tout est noir autour de lui. Il se débat avec la ceinture de sécurité, hurle tant et plus et s’engouffre dans le pire de ses mauvais rêves. Maman devrait débouler avec ses mots tendresses et son verre de lait chaud, mais non !
Il ne sait pas qu’il est remisé dans un hangar au fond d’un car dans le froid de l’hiver.
L’angoisse monte, sa voix s’épuise, il grelotte, la ceinture lui entaille le ventre et l’empêche de reprendre son souffle. Des monstres imaginaires surgissent et l’attaquent de toute part, ses forces l’abandonnent. Maman, toujours présente, l’oublie dans un trou noir et glacial. Ligoté à son siège, affaibli, son esprit vacille. Seuls des superhéros peuvent venir le sauver ! Pense-t-il.
À 11h30, la maman va chercher son petit Paul à l’école. La maîtresse, surprise, lui décroche un regard inquiet, non il n’est pas venu ce matin, elle le croyait malade. Mais enfin, c’est elle qui a enclenché la boucle de la ceinture pour qu’il soit en sécurité, ce matin, il ne peut être qu’ici, où voulez-vous qu’il soit ? La mère s’affole, puis s’effondre. Branle-bas de combat. En quelques minutes et après plusieurs coups de fil, la maman de Paul, accompagnée du personnel de l’école et du maire, rejoint le hangar où sont entreposés les bus. Pas un bruit, un silence glacial et mortifère occupe l’espace. La mère se précipite sur la porte du véhicule et tambourine comme une folle.
Elle fait le tour et scrute à travers la vitre sombre du fond pour espérer apercevoir son garçon. Tout est obscur, rien ne bouge. Entre-temps le maire a trouvé les clefs du car et se dirige le long de l’allée centrale. Pas un souffle, pas un son, seuls les battements de son pouls résonnent dans l’habitacle. La mère, angoissée, le bouscule dans sa précipitation. Elle sait où chercher. Son enfant, dépenaillé, rouge de froid, les yeux épouvantés et la bouche béante, la regarde sans la voir. Il est méconnaissable.
Elle défait la sangle qui le blesse, l’élève jusqu’à elle, l’enveloppe de ses bras. Une poupée de chiffon abrutie par l’effroi ! Des larmes dégoulinent le long de ses joues. Elle se repasse le film d’épouvante que son enfant endure depuis plus de quatre heures et c’est à son tour de céder à la panique. Mon amour, je suis là, c’est maman qui te parle, ça va aller, regarde-moi, dis quelque chose. L’enfant hébété, transi, exténué s’abandonne aux bras qui le portent, inconscient.
La mère entend la sirène des pompiers au loin et s’effondre sur la dalle glaciale. Le petit groupe, bouleversé par la scène, se rapproche des deux corps meurtris. Personne ne se hasarde à les séparer.
Monique Eyraud a publié en 2019 Chemins croisés (189 p. - 19,50 €) et en 2021 Max et Maud - Et autres balades intérieures (112 p. - 16,5 €) aux Éditions La pensée vagabonde.