N° 1248 | Le 2 avril 2019 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Comment ne pas être sensible à l’amertume et à la révolte de ces six témoins Sourds qui décrivent, à travers le récit de leur vie, l’ostracisme qu’ils ont subi pendant tant d’années de la part du monde des entendants ? Tout commence avec le congrès de Milan décrétant en 1880 que l’expression verbale doit être la seule règle et qui bannit en conséquence tout usage de la langue des signes, mise au point par l’Abbé de l’Épée. La tyrannie des médecins et des rééducateurs oralistes s’imposera pendant près d’un siècle, puisqu’il faudra attendre 1977 avant que cette interdiction ne soit abolie.
Depuis l’amendement Fabius à la loi de 1991 et la loi de 2005, les parents ont la possibilité de choisir une communication bilingue pour leur enfant Sourd. Pourtant, en 2016, sur 60 000 élèves concernés, seuls 150 pouvaient bénéficier d’une filière pratiquant la langue des signes. À partir de 1974, la pose d’implant cochléaire (permettant de rétablir un certain niveau d’audition) s’est intensifiée, marquant la volonté de normalisation des Sourds. Depuis le geste spectaculaire de Jean-François Mercurio cassant d’un coup de marteau sa prothèse auditive en 1990, à l’inauguration d’un colloque sur la langue des signes, le militantisme du peuple des Sourds s’est affirmé, revendiquant la fierté d’être non-entendant.
Ce que nous démontre ce livre, c’est la nécessité de desserrer notre carcan culturel entendo-centriste. Non, le verbe n’est pas forcément sonore ; non, la langue n’est pas véhiculée que par le seul registre oral-vocal ; non, la pensée n’est pas étroitement liée à la parole. La langue visuo-gestuelle est une langue à part entière utilisant un autre canal que le registre audio-phonatoire. Elle permet de développer des compétences cognitives, d’approfondir la socialisation et d’ouvrir à la liberté. Ne pas entendre ne relève ni d’une tare, ni d’une déficience, mais d’une particularité devant trouver sa place dans l’infinie diversité de l’espèce humaine.
Et l’ouvrage de condamner trois procédures maudites : l’oralisation qui contraint à l’usage des sons ; l’implant cochléaire qui rétablit l’audition ; l’intégration scolaire en milieu entendant qui isole les sourds de leur culture. Si l’on ne peut que souscrire à la révolte de toutes ces mains signantes écrasées sous le poids de la stigmatisation, faut-il pour autant créer un front de libération des Sourds ? La parole libérée ici, pour légitime qu’elle soit, doit-elle se traduire en rejet des entendants ? L’infâme oppression subie doit-elle se muer en une réponse déclenchant la guerre contre l’oralité ?
Dans le même numéro
Critiques de livres