N° 878 | Le 27 mars 2008 | Philippe Gaberan | Critiques de livres (accès libre)
N’en déplaise aux esprits chagrins et aux affamés de pouvoir, les temps présents ne sont ni à l’oubli de l’histoire ni à l’effacement programmé de quelques-uns de ses derniers événements. Bien au contraire ! Certaines publications récentes, dont celle-ci de Joseph Mornet sur l’histoire et l’actualité de la psychothérapie institutionnelle, prennent à contre-pied les discours dominants sur l’ordre et la sécurité, bousculent les évidences d’une pensée contemporaine affadie par le manque de repères culturels et proposent des pistes de réflexion qui, loin des raccourcis faciles, sont de véritables ouvertures vers demain. « Chacun d’entre nous a besoin pour vivre de sentir sa présence au monde comme réelle, vivante, entière et temporellement continue » (p.35).
De 1945, et la sortie d’un terrible conflit mondial, au tout début des années 80, et l’avènement triomphant d’un socialisme aussitôt vidé de sa substance, la société et la folie, étroitement enlacées en leurs communes limites, ont connu ensemble une véritable révolution psychiatrique portée à la fois par un bouillonnement politique et une vie intellectuelle extrêmement explosive. C’est l’époque où Lucien Bonnafé, l’un des pères de la politique de secteur, dénonce la psychanalyse comme étant une science réactionnaire ; ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de participer aux fameux séminaires de Jacques Lacan, rue d’Ulm, vers lesquels convergent et débattent des personnalités depuis renommées telles que Jean Ey, François Tosquelles, Félix Guattari, Jean Oury et tant d’autres.
La force de cet ouvrage réside dans sa capacité à faire jaillir toute la complexité d’un concept aussi subtil que celui d’aliénation, dès lors qu’il s’élabore à la croisée de l’individu et de son rapport à la société. « La théorie sociale de la psychothérapie institutionnelle s’appuie sur une conception héritée à la fois de Marx et de Sartre. Du marxisme, elle reprend la notion d’aliénation, concept qui n’est pas tout à fait étranger, d’ailleurs à la psychanalyse » (p.43). À ceux qui proposent soit l’adhésion sans concession aux thèses de 68 soit leur condamnation sans équivoque, Joseph Mornet oppose une approche bien plus sensible de l’humanité et de ses folies. « Ce qui semble faire défaut au psychotique n’est donc pas la capacité à transférer, mais bien plutôt celle d’en éprouver la vraie nature » (p.125). Voilà un énoncé qui mériterait d’être travaillé en ces temps de totale déshérence intellectuelle et psychique. « La psychothérapeutique institutionnelle est une enfant fragile », disait Félix Guattari (p.177). À la veille de sa mort, François Tosquelles portait lui aussi un regard pessimiste sur la survie de la psychothérapie institutionnelle (dans L’ombre portée de François Tosquelles). Le livre de Joseph Mornet montre que celle-ci tient encore sur « ses deux jambes ».
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