N° 1261 | Le 12 novembre 2019 | Par Louis Kehr, éducateur spécialisé | Échos du terrain (accès libre)
Apéro entre éducs. Lui, 42 ans, éducateur spécialisé, souhaite changer, évoluer. Trop cher pour les employeurs, et pas assez expérimenté et/ou diplômé pour des postes à responsabilités. Coincé. Elle, a passé sa validation des acquis de l’expérience (VAE) d’éducateur spécialisé afin, entre autres, d’améliorer son quotidien. Mais on lui préférera un moniteur éducateur moins payé, avec réduction des missions envers le public…
Cela questionne, non ? En effet, dans le contexte actuel de libéralisation sauvage du travail social, de perte de sens, de baisse d’inscriptions aux diplômes, le métier d’éducateur spécialisé doit-il changer de paradigme ? Un bref retour historique me semble nécessaire, afin de rappeler que si le diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé est créé officiellement par décret du 22 février 1967, afin de spécialiser sa fonction, les origines du métier remontent bien avant.
En effet, en 1 638, saint-Vincent-de-Paul ouvre l’œuvre des « enfants trouvés », dont l’État prendra le relais en 1670, avant que bien plus tard la loi de 1904 crée le service des enfants assistés. Antérieurement, en 1795, le docteur Pinel libère les fous de leurs chaînes, donnant naissance à la psychiatrie moderne. C’est avec la Seconde Guerre mondiale qu’est donnée l’occasion de s’occuper de l’enfance en danger et délinquante. Renonçant aux bagnes d’enfants qui perdureront toutefois quelque temps, c’est bien la loi de 1942 et la création de la première école par l’abbé Plaquevent et l’ordonnance de 1945 qui jetteront les bases de l’aide éducative. D’hier à aujourd’hui, l’arbre de la profession est grand et a subi maints élagages. Et il se trouve être toujours en quête d’identité professionnelle, tant le champ du social est vaste et diversifié.
Il s’agit pour l’éducateur de dispenser ses actes, en s’adaptant aux particularismes des populations accompagnées, avec une même approche fondatrice d’une identité commune : « la rencontre éducative, le bricolage, les petits rien du quotidien, et le savoir-faire ». Car c’est bien un « art de l’ordinaire » dont il est question, couplé à la complexité des situations que l’on transforme en « acte éducatif créatif », et dont « le haut degré de complexité de cette pratique constitue tout l’intérêt et l’attrait » (1).
Mais, alors, d’où viendrait ce glissement de fonction entamé depuis plusieurs années ? À l’instar des services publics, le travail social souffre du modèle économique capitaliste. N’ayons pas peur des mots. L’État providence n’est plus depuis longtemps, il faut désormais économiser et en appeler au bénévolat, et oui, le métier d’éducateur n’y échappe pas. Récemment, sur un post Facebook, un éducateur demandait des dons afin de construire un projet peinture avec de jeunes mineurs non accompagnés, un autre avait besoin de chaussures de foot, quand on ne demande pas carrément que des bénévoles accompagnent des jeunes dans leurs démarches. De nombreux employeurs recrutent à moindre coût, réduisent les coûts salariaux, eux-mêmes victimes de budgets à la baisse. La rémunération et les conditions de travail ne semblent plus faire tant d’émules, en témoigne le nombre d’étudiants, en baisse de 10 % en cinq ans, « ce qui s’explique en partie par un recul du nombre d’inscrits en première année depuis plusieurs années », moins de candidats à l’entrée en formation et plus d’étudiants qui abandonnent, recense la Drees (2) en 2019.
Ce constat existe depuis plusieurs années : déjà entre 2009 et 2014 le nombre d’étudiants dans la filière préparant au diplôme d’État a reculé de 3,5 %. Il est par ailleurs constaté une hausse des formations aux fonctions d’encadrement tandis qu’augmentent d’autres filières de métiers éducatifs. A. Mvogo, directeur des études à l’IRTS Parmentier (3), le souligne également : « Cette baisse des effectifs, je la constate encore plus en cours de formation avec des étudiants qui décrochent, soit parce qu’ils sont trop jeunes – en 2010, la moyenne d’âge était de 25 ans, elle est de 21 ans aujourd’hui, avec une grande partie des étudiants sortant du bac et ayant une idée assez éloignée de ces métiers –, soit parce que leur projet professionnel n’est pas assez mûr ».
Autre raison possible à cette tendance : la « concurrence » d’un certain nombre de formations universitaires. Les fonctions de l’éducateur spécialisé sont elles aussi revues, avec plus de missions de coordination éloignées du public et moins d’accompagnement. Les « faisant fonction » semblent nombreux, bien que le phénomène soit difficile à quantifier. En 2010, les chiffres recueillis par l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (Ones) auprès de professionnels du milieu socio-éducatif soulignaient que près de 60 % des répondants indiquaient que leurs équipes comprenaient une à six personnes non diplômées en travail social occupant une « fonction éducative » ou « socio-éducative ». Cela provoque à terme un appauvrissement de la réflexion et des pratiques, qui renforce « une perte de sens du travail qui contribue au départ des professionnels diplômés » avec un risque de déqualification des équipes (4), brouillant donc l’image du métier, dans un contexte de tension lié à l’emploi. Ce métier de la relation d’aide est aussi percuté par la violence, la souffrance au travail. Cette violence est aujourd’hui corrélée aux risques psychosociaux en travail social dont les facteurs sont mis en avant par nombres de recherches, et dont les conséquences sont désastreuses.
Alors courage, fuyons ? Certains n‘hésitent plus à franchir le pas du libéral ou du mercenariat intérimaire, en avant toute vers la marchandisation du travail social. Oui, Le désengagement de l’État provoque un travail social à plusieurs vitesses, comme l’affirme M. Chauvière : « On assiste à un changement du modèle économique du service social sur lequel on peut faire du profit » et qui casse toute forme de collectif. Alors changement de paradigme ? Nonobstant ces constats, il ne s’agit pas de tomber dans la sinistrose, mais bien de soulever que de nombreux professionnels font face, agissent au quotidien avec éthique et valeurs humanistes. De nombreux étudiants s’engagent encore avec motivation et sens, refusant de se réfugier derrière un écran dans la relation avec les personnes, ayant la volonté d’éprouver la clinique du quotidien. Certes, le métier bouge, en lien avec l’évolution sociétale, avec une crise des institutions sociales, de nouveaux défis, et il ne s’agit pas de rester arc-bouté sur des pratiques d’action sous prétexte que « c’était mieux avant ». Au contraire, cela devrait nous amener à penser notre métier au futur pour répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain, en toute connaissance du passé.
Faisons vivre une pédagogie sociale dans mais aussi hors les murs, hors institution, comme le décrit L. Ott (5). Mais le contexte actuel n’augure rien de bon. Il ne tient qu’à nous d’en appeler à ce qui fait la spécificité de notre métier et de le défendre. Ah oui, j’allais oublier, depuis janvier 2019, les candidats à la formation au DEES doivent s’inscrire sur Parcoursup…
(1) Recension La part sensible de l’acte de Joëlle Libois, Lien Social n°1183
(2) Leslie Yankan (DREES), 13 900 étudiants en formation d’éducateur spécialisé en 2017, Études et Résultats, n°1104, Drees, février 2019.
(3) https://bit.ly/35GjzVc
(4) https://bit.ly/33FHwtX
(5) L. Ott, Entrées en pédagogies sociales, Éd. Le social en fabrique, 2019