N° 1309 | Le 18 janvier 2022 | Par Lucile BEZZO, assistante sociale en protection de l’enfance | Espace du lecteur (accès libre)
Je suis une jeune professionnelle, assistante de service social. Les cours prodigués durant ma formation sont donc encore bien ancrés dans mon esprit, et influencent considérablement mes pratiques. Ainsi, à l’école et sur le terrain, les professionnels (le) s nous enseignent qu’il est primordial de respecter le rythme, la temporalité de la personne, de s’adapter à l’autre. Tout cela pour favoriser la naissance d’une relation de confiance.
Toutefois, j’ai été très rapidement confrontée à ce que l’on appelle : « la réalité du terrain ». En effet, notre action est souvent assujettie à des facteurs qui entravent certaines des valeurs et des principes qui sont au cœur de notre métier. En fait partie, la question de la temporalité qui est au centre des préoccupations et des pratiques des travailleurs sociaux car de plus en plus complexe.
Actuellement, j’accompagne des Majeurs, anciens Mineurs Non Accompagnés, et je dois constamment jongler avec une pluralité de temporalités qui se superposent. Ainsi, s’enchevêtrent la temporalité de l’usager, celle du travailleur social, et celle de l’institution au sein de laquelle s’inscrivent les différents protagonistes. Tout cela sous l’égide de la culture de l’urgence, qui est elle-même traversée par des enjeux politiques et économiques.
Comment peut-on alors, au milieu de toutes ces données, respecter la temporalité de l’Autre ?
La réponse n’est pas aisée car dans le cadre de la protection de l’enfance, en tant qu’assistante de service social, je dois répondre à une commande institutionnelle bien définie.
Prenons l’exemple du contrat jeune majeur qui délimite le cadre d’intervention au sein duquel le jeune peut être accompagné par l’Aide sociale à l’enfance. Durant l’entretien venant formaliser la signature du contrat, des objectifs sont fixés par l’inspect (rice) eur du Département, avec l’accord du jeune. Ainsi, celui-ci doit, dans un temps limité, atteindre ces objectifs, honorer ses engagements afin de maintenir cet accord tripartite. N’est-ce pas déjà nier l’existence de l’Autre dans toute sa singularité, que de le soumettre au prisme d’une standardisation de la temporalité ? Ne travaillons-nous pas avec des personnes qui ont un parcours de vie différent et qui ont une perception, une manière d’appréhender le temps, souvent bien différente de la nôtre ? Pourtant, la société leur demande de grandir, de devenir rapidement autonome en oubliant parfois que ce ne sont encore que des enfants pour certains, des adolescents pour d’autres.
Ainsi, tout l’enjeu pour nous, travailleurs sociaux, est de trouver un juste équilibre, le bon compromis qui viendra atténuer ce sentiment de contrainte que le jeune pourrait éventuellement ressentir. L’objectif étant d’éviter l’écueil de ce que l’on appelle : l’adhésion de façade.
Or, l’exercice est parfois périlleux car les professionnel (le) s peuvent être confronté(e) s à une forme de résistance de la part de certains jeunes, notamment ceux qui ont besoin de temps pour maturer et comprendre réellement les enjeux que revêt un accompagnement socio-éducatif.
C‘est mardi. Nous sommes en réunion d’équipe et la problématique du refus des jeunes de travailler le budget est à nouveau évoquée. Un certain nombre d’entre eux, refuse catégoriquement de montrer à leur Conseillère en économie sociale et familiale référent(e) s leurs comptes en banque. Les jeunes se sentent surveillés, jugés par les professionnels(le) s sur la manière qu’ils ont de gérer leur argent. Or, pour aider le jeune à se projeter et à envisager l’entrée dans un logement, ce travail concret est nécessaire pour évaluer sa capacité à être pleinement autonome. Cependant, le manque de temps, l’échéance traduite par la date de la fin de prise en charge, amènent parfois les professionnels (le) s à adopter une attitude pressante, poussant le jeune dans ses retranchements.
Si cette posture permet au jeune d’être confronté à la réalité, cela peut avoir des conséquences sur la relation de confiance qui tend à se fragiliser. En effet, celui-ci conteste la légitimité du professionnel et adopte des stratégies d’évitement rendant le travail difficile. Brusqué, il ne se sent pas reconnu ni écouté.
En tant qu’assistante sociale, je me questionne parfois sur l’impact que peut avoir, à long terme, ce manque de considération, résultat de cette culture de l’urgence qui envahit nos pratiques et qui tend à déshumaniser le travail social.
Quelles conséquences pour le futur de ces jeunes, pour la société ? Quelles conséquences pour ces personnes en difficultés à qui on demande d’être prêts avant même d’en avoir formulé l’idée ? Quel avenir pour les institutions ? Quelle voie pour les travailleurs sociaux ?