N° 1328 | Le 29 novembre 2022 | Par Bruno Hoarau, chargé d’insertion, Corinne Mérini, laboratoire ACTé, Université Clermont-Auvergne, Samuel Payet, moniteur, Liliane Pelletier, laboratoire ECP, Université Lyon 2 et Alain Sabban, directeur de l’ESAT Bois d’Olive à La Réunion | Échos du terrain (accès libre)
L’ESAT EPHEMERE, c’est un ESAT qui se déplace en entreprise, dans le cadre d’un engagement mutuel, pour repérer au-delà du poste de travail, ce qui permet à la personne d’exister, mais aussi de se sentir appartenir à une communauté professionnelle, en étant incluse dans le monde du travail « ordinaire ».
L’idée de « l’ESAT éphémère », calquée sur celle des boutiques éphémères qui disparaissent au bout d’un certain temps, est née lors d’un atelier créatif promoteur d’innovation dans le cadre du colloque international « Vers une société inclusive » organisé à l’université de La Réunion, en octobre 2018. Dans cet atelier regroupant des personnes en situation de handicap (PSH), des parents et des professionnels du secteur médico-social, deux points ont émergé : en premier, une critique relative à la multiplication des dispositifs et des structures protégées difficiles à comprendre ou à percevoir par les PSH, et en second, le désir fort des personnes de se rapprocher du travail ordinaire. Or, la responsabilité de l’adaptation au milieu professionnel est le plus souvent renvoyée à la personne qui doit faire l’effort de s’ajuster au système existant. Il fallait transformer les environnements et les rendre inclusifs par un débat collectif et négocié pour lever les obstacles. En opérant peu à peu un changement de regard sur la mission que pouvait déployer l’ESAT, nous avons imaginé que ses fonctions se déplacent en entreprise pour préparer les adaptations nécessaires et coconstruire une accessibilité au travail, dans un environnement qui au départ, a été réfléchi selon une norme éloignée de celle d’une PSH.
Concevoir collectivement le processus inclusif
Nous avons pour cela mis en place une démarche de recherche-intervention, associant l’ESAT de Bois d’Olive à l’île de La Réunion, cinq entreprises et un collectif de recherche dans l’observation des freins à l’accessibilité pour affirmer et renforcer les droits des personnes et leurs capacités d’autodétermination.
La recherche-intervention (Mérini & Ponté, 2008) unit le collectif dans l’observation des résistances à l’accessibilité par la coconstruction d’outils comme les techniques ethnographiques utilisées par les moniteurs qui sont en immersion dans les magasins durant plusieurs mois. Leurs journaux de bord, leurs relevés d’évènements ou leurs photos pointent les difficultés ou les avancées du processus inclusif et l’organisation de cercles d’échanges autour des phénomènes observés amène à la co-construction de solutions. Ainsi, il existe une grande proximité avec le milieu observé, les différents acteurs (moniteurs, chercheurs, PSH et professionnels) dans la création des outils pour agir, observer et réguler l’activité du PSH. Les échanges et les dialogues organisés à différentes échelles (entreprise, ESAT, recherche) permettent des interprétations à différents niveaux de modélisation (académique, professionnel, personnel…) des évènements vécus en commun.
Les travailleurs d’ESAT ont été identifiés à partir de leur projet professionnel et de leur motivation et non à partir de leurs compétences supposées ou avérées. Cette question reste importante mais n’est pas le premier critère de choix. L’initiative vient des personnes qui ont préparé leur démarche de contact avec l’entreprise au sein des ateliers de l’ESAT.
L’identification des entreprises partenaires de ce projet repose tout d’abord sur leur volonté d’engagement et une prise de conscience progressive des enjeux qui se révèlent au fur et à mesure que le dispositif monte en charge. Deux entreprises ont accepté de s’engager : une entreprise de la grande distribution et une importante PME locale, propriétaire de plusieurs enseignes de magasins.
De l’ESAT au contrat de travail direct
L’expérimentation démarrée avec des magasins volontaires, selon le modèle de l’entreprise Andros (Gorce, 2020) il y a maintenant huit mois, a axé son travail sur deux objets : l’accessibilité à un parcours professionnel ordinaire et le développement de compétences en situation. Pour cela l’environnement de travail a été aménagé matériellement, symboliquement et socialement à partir des observations obtenues grâce à un outil coconstruit entre l’ESAT et le collectif de recherche : le référentiel d’audit d’accessibilité qui va de l’exploration de l’accessibilité du recrutement jusqu’à l’évolution de carrière en passant par le poste de travail et la vie sociale dans l’entreprise.
À ce stade, l’ESAT et l’entreprise repèrent des tuteurs possibles puis identifient les leviers et les contraintes ou problèmes éventuels d’accessibilité (horaires, postes de travail potentiels…). Un chargé d’insertion coordonne la démarche, un moniteur d’atelier d’ESAT est détaché en immersion dans l’entreprise. L’ESAT accompagne le travailleur à son entretien ainsi qu’à une visite sur le terrain afin d’identifier le poste et le milieu de travail puis confirmer l’engagement du travailleur. Nous découvrons ensemble les premiers aménagements nécessaires (premières tâches, organisation de la production, résistances ou représentations, difficultés d’adaptation possibles). C’est le début de la co-construction avec l’entreprise autour d’un audit d’accessibilité. En parallèle, une reconnaissance des acquis en situation soutenue par la grille de référentiel métier « employé de magasin » du réseau Différent et Compétent permet d’étudier les compétences acquises ou à acquérir pour chacun puis d’engager des formations en situation de travail ou en formation. Le deuxième temps du travail de recherche qui sera initié en 2023 devrait permettre de saisir plus finement les obstacles ou les facilitateurs dans un environnement élargi.
Si les dynamiques inclusives sont polycentrées et dépendent d’un certain nombre de facteurs d’influence directs ou indirects plus ou moins éloignés de l’exercice professionnel qu’il nous faudra prendre en compte, l’expérimentation « ESAT éphémère » est une invitation à l’innovation de l’approche « hors les murs » des ESAT, à multiplier les passerelles avec le milieu ordinaire de travail, encourageant notamment les détachements et les mises à disposition individuelles ou collectives en entreprise, mais en gardant les questions d’accessibilité et d’autodétermination comme centrales.
Au terme d’une année d’expérience inclusive, cette démarche engagée collectivement a apporté de la sécurité à chacun et a permis d’envisager progressivement le retrait de l’ESAT, de créer les conditions d’un accès durable à un Contrat à durée indéterminée et de solliciter les organismes chargés du suivi du maintien dans l’emploi (CAP emploi, emploi accompagné, etc.). Les onze personnes sont enthousiastes, plus autonomes et renforcées dans leur confiance en elles du fait de leur activité en milieu ordinaire. Aucune n’a abandonné, malgré certaines difficultés familiales ou de déplacement. Elles participent aux moments sociaux de l’entreprise (repas entre collègues, réunions d’équipe, loisirs etc.). Quatre d’entre elles sont engagées dans une formation (permis de conduire, gestes de premiers secours) ou dans un processus d’acquisition d’un titre professionnel. Les transformations en cours sont ainsi multiples concernant aussi bien l’ESAT que les entreprises, les travailleurs eux-mêmes et leurs collègues salariés.
(1) Gorce, Y. (2020). Facile ! Petit guide pratique pour réussir l’inclusion en entreprise. Télémaque. (2) Merini, C. & Ponté, P. (2008). La recherche-intervention comme mode d’interrogation des pratiques. Savoirs, 16 (1), 77-95.