N° 1252 | Le 28 mai 2019 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Se doper pour travailler
Renaud Crespin, Dominique Lhuiler, Gladys Lutz (sous la direction)
La consommation de substances psycho-actives sur son lieu d’exercice professionnel a trop longtemps été reliée à un problème personnel ou à une inadaptation à son poste de travail. L’implication du contexte d’activité était niée, permettant aux employeurs de se délester des méfaits qui y étaient liés. Bien sûr, les relations entre le travail et la santé sont multifactorielles, résistant à toute attribution causale unique. Mais on ne peut exclure les conséquences d’une pathologie contemporaine : la surcharge. Celle qui est en rapport direct avec les exigences de performance sans cesse repoussées, avec la pression des contrats d’objectifs à tenir ou la volonté de masquer sa vulnérabilité. L’image de soi dans l’entreprise doit être conforme à l’archétype du collaborateur efficace, fiable, flexible, disponible et pleinement dévoué, montrant, démontrant et exhibant son infatigabilité, son enthousiasme et sa bonne humeur. Chercher à atteindre l’excellence pousse au déni de ses limites, de ce qui résiste aux prévisions, de ce qui fait obstacle, difficulté, problème.
L’affaiblissement des collectifs de travail et des communautés de métiers qui constituaient un sas de décompression et un lieu de temporisation et de ressourcement laisse grande ouverte la porte à la prise de produits psychotropes. Alcool, caféine, cocaïne, cannabis, amphétamines, cocktails, médicaments permettent alors de booster son énergie, de rester conforme aux attentes de l’employeur et d’être réactif 24 heures sur 24. Tous ces produits ont de multiples fonctions. S’anesthésier et tenir : calmer l’angoisse et la peur, la fatigue et la douleur, l’ennui et la pensée. Se stimuler, s’euphoriser et se désinhiber : rester éveillé, optimiser ses capacités mentales et physiques. Récupérer et décompresser : dormir, lâcher prise, redescendre après avoir mené d’intenses activités. S’intégrer : entretenir des liens professionnels, favoriser la convivialité et se faire reconnaître par le groupe.
Détecter et prévenir ces conduites à risque est utile si on ne les limite pas à des explications psychologisantes. Les réduire à des vulnérabilités individuelles et les corriger, les soigner, voire les sanctionner comme des pathologies comportementales personnelles revient à s’attaquer aux effets et non aux causes. Partir de ce que vit le salarié, dans sa vie privée certes, mais aussi dans son contexte professionnel pour en déduire les mécanismes de défense induits par la souffrance au travail permet bien plus de remonter aux sources de la problématique de ces consommations.
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