N° 1108 | Le 6 juin 2013 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
On est parfois surpris par le cynisme et la brutalité avec lesquels le libéralisme traite les êtres humains, justifiant par exemple les licenciements boursiers par la libre concurrence, sans s’inquiéter vraiment du sort des centaines de milliers de salariés et de leurs familles jetés à la rue. Rien d’étonnant, finalement, après la lecture de cette édifiante étude sur les débuts historiques de cette école de pensée. Qu’on en juge, plutôt. Les trois nations à l’origine de la révolution libérale, au XVIIIe siècle, sont alors à la tête du commerce des esclaves. La Hollande, tout d’abord, qui ne l’abolira dans ses colonies qu’en 1863.
Mais surtout l’Angleterre et les Etats-Unis qui développeront de part et d’autre de l’Atlantique des pratiques esclavagistes et génocidaires bien éloignées de l’idéal de liberté individuelle, proclamé par ailleurs. Alors qu’en Écosse les mineurs de charbon portent encore un collier frappé du nom de leur propriétaire, partout dans le pays les enfants de familles pauvres sont vendus comme main-d’œuvre. La marine de Sa Majesté procède à des recrutements forcés, contraignant les marins à des conditions proches de la servitude. L’empire britannique tire de l’exploitation des esclaves les 15/16e de son coton, les 22/23e de son sucre et les 34/35e de son tabac. La jeune Amérique n’est pas en reste, elle qui voit le nombre de ses esclaves passer de 330 000 en 1700, à six millions en 1850.
La démocratie parlementaire reste dans les deux nations aux mains des possédants. Entre 1688 et 1820, les propriétaires terriens anglais votent des lois faisant passer de cinquante à deux cent cinquante, le nombre de délits punis de morts, essentiellement pour atteinte à la propriété : le vol d’un mouchoir ou d’un shilling est alors passible de la pendaison. Aux Etats-Unis, le pouvoir politique est aux mains des propriétaires d’esclaves, qui donneront nombre de présidents. Pas étonnant, quand on sait que la Constitution y établit la proportion entre le poids du vote et le nombre d’esclaves !
Quant au génocide, les deux pays n’auront de cesse de massacrer les Indiens pour l’un, de laisser mourir de faim les Irlandais pour l’autre. Toutes ces turpitudes seront validées et justifiées par les pères du libéralisme, ceux-là même qui n’eurent de cesse de pourfendre l’absolutisme et de réclamer la liberté. Ainsi, John Locke est le dernier philosophe à avoir défendu le bien-fondé de l’esclavagisme ; Adam Smith, quant à lui, expliquait doctement qu’un maître peut punir son serviteur à sa guise et qu’il ne doit pas être poursuivi si celui-ci meurt sous les coups ; John Stuart Mill critiquait l’attribution du droit de vote à ceux qui ne payent pas d’impôts… Hier, comme aujourd’hui, le libéralisme a toujours légitimé l’exclusion, la déshumanisation et la terreur.
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