N° 1293 | Le 13 avril 2021 | Par Pauline Bertheau, éducatrice spécialisée | Échos du terrain (accès libre)
Les Assistants d’éducation (AED) coordonnés par les Conseillers principaux d’éducation (CPE), incarnent au sein de la « Vie Scolaire » une forme de pôle éducatif. Proches du quotidien des jeunes, dans les meilleurs et dans les pires moments, il leur est demandé d’assumer ce « métier impossible » sans formation. Et avec une éducatrice spécialisée en renfort ?
Dans cet établissement sans difficultés notables d’une zone rurale et aisée, les crises identitaires des uns se heurtent aux personnalités des autres : des jeunes souffrent de phobies scolaires, crises d’angoisse, mal-être, somatisations, comportements à risques, tentatives de suicide, et le harcèlement ne connait plus les limites des murs du collège. Ce n’est pas nouveau, l’adolescence est souvent un passage difficile et le collège en est le théâtre à ciel ouvert. Mais ce ne sont pas seulement les difficultés sociales qui les impactent, c’est aussi le contexte de notre société toute entière.
Rien ne me prédisposait à me retrouver dans ce collège aux 750 élèves, 6 AED, 2 CPE, 50 professeurs, un mi-temps assistante sociale et un mi-temps infirmière. Pourtant, l’expérience que j’y ai vécue me pousse à écrire pour soutenir à présent la création de postes d’éducateurs spécialisés dans les établissements scolaires.
Éducatrice spécialisée depuis 2013, j’avais jusqu’alors travaillé dans des lieux classiques pour le métier : aide sociale à l’enfance, accueil de jour, service d’accompagnement à la vie sociale, centre d’hébergement. Un parcours qui m’a cependant motivée à entreprendre la formation du Diplôme d’État d’Ingénierie Sociale. C’est ainsi que, par des détours alambiqués que je vous épargne, j’ai pris ce poste d’assistante pédagogique pour les trois années que dure la formation. Ni AED, ni CPE, ni professeur, ni rien que les jeunes ne connaissent déjà, les assistants pédagogiques accompagnent les élèves en difficulté scolaire. Recrutés au niveau bac + 2, il n’y a pas d’autre contrainte à l’embauche de ces postes à mi-temps payés au salaire minimum, pour une durée maximale de 6 ans. Peu attractif, aucun travailleur social qui n’y soit pas contraint accepterait ce poste. Mais j’étais contrainte, donc je l’ai fait. Si les premiers temps, le choc des cultures professionnelles a été pour le moins difficile, il est tout de même devenu possible d’y faire un « vrai » travail d’éducatrice spécialisée.
Alors après deux ans d’équilibrisme, deux ans au cours desquels j’ai dû composer avec le poids de l’institution qu’est l’Éducation nationale, à quoi ressemblent mes journées de travail ?
Je dispose d’une petite salle attitrée et d’un emploi du temps fixe. J’accompagne, de manière régulière, en individuel ou en binôme, des élèves qui sont adressés par leurs enseignants ou par les CPE. Depuis mon arrivée, les besoins ont évolué. Au départ, les groupes étaient plus conséquents et l’indication portait seulement sur des apprentissages scolaires. Au fil des mois, je suis parvenue à faire entendre que la quantité était certes un argument, mais que la qualité n’y était pas. Les groupes se sont ainsi restreints et, si le média reste le soutien scolaire, les élèves investissent aussi ce temps pour créer des espaces de parole plus libre. De la dispute entre ami(e) s à la séparation des parents, des violences familiales à la mort de leur chat, des insultes répétées à la peur du weekend qui arrive ou tout simplement l’envie de parler, tous, à leur échelle, traversent des expériences qui les interrogent ou les rongent, qui les tracassent ou bien les renversent. Alors, on parle : sérieusement, avec humour, sans jugement, pour rassurer et laisser s’échapper la vapeur. Mais il arrive aussi qu’il soit nécessaire d’intervenir et d’associer d’autres professionnels.
Alors, je vais à la rencontre de mes collègues. Pour les besoins médico-sociaux, je vais du côté de l’assistante sociale et de l’infirmière. Pour les informations générales et les besoins scolaires, je m’adresse aux enseignants. Dans la salle des professeurs, au détour des conversations, des réflexions s’engagent et des idées émergent de la rencontre entre leur expertise de pédagogue et la mienne d’éducatrice spécialisée-assistante pédagogique. Enfin, le professeur principal est un interlocuteur privilégié car, dans son rôle de coordination, c’est à lui que revient la mission d’individualiser le parcours des élèves et de le partager avec l’équipe pédagogique. Sans eux, rien ne peut se faire.
Tout aussi important, je passe du temps avec les membres de la Vie scolaire car ils sont un véritable repère. D’une part, les CPE s’occupent des élèves dont le comportement ou les besoins sortent du commun : phobie, comportement à risque, harcèlement, haut potentiel intellectuel… Ils reçoivent de la part des enfants et des parents des informations précieuses qui peuvent m’être partagées lorsqu’un accompagnement avec moi se met en place. D’autre part, les AED sont « les experts » des jeunes : ils les connaissent et sont les témoins du quotidien du collège. Alors, tous les jours, je parle avec les membres de l’équipe, je m’informe et l’on partage des observations, l’on réfléchit à ce que l’on pourrait en faire et comment l’on pourrait faire.
Aussi, pour « être avec », mais sans pour autant être tenue de surveiller, j’ai choisi de participer aux récréations. Grâce à cette posture d’entre-deux, proche d’une forme de prévention spécialisée, des relations se créent avec les élèves et de ces échanges émergent parfois des besoins.
Enfin, mes journées se terminent rarement sans un mail de communication aux professionnels à propos des jeunes. Mais aujourd’hui encore, je dois manier ces écrits avec précaution si je veux garder l’autonomie acquise au fil du temps. En effet, si une part des acteurs de terrain reconnaît et sollicite mes compétences d’éducatrice spécialisée, en l’absence de moyens, du poste et de la fiche de poste, je n’ai qu’une faible légitimité à en développer l’activité. Ainsi, mon interprétation du poste se construit à tâtons et il m’est arrivé d’être rappelée aux limites de ma fonction d’assistante pédagogique par la hiérarchie. Cette forme de travail empêché (1), qu’on me demande de faire et de ne pas faire, révèle un écart tel entre le travail prescrit et le travail réel qu’il justifie, selon moi, le développement de postes d’éducateurs spécialisés. Dans un rôle complémentaire à celui des autres professionnels, en interface et en alliance avec eux, l’éducateur spécialisé de l’Éducation nationale agirait dans les interstices. Avec trois missions : accompagner, (s’)informer, partager, réfléchir et créer en équipe, à la manière de Maela Paul, dans l’« être avec » et l’« aller vers » les élèves mais aussi les professionnels ; permettre l’expression de ceux dont les difficultés ne sont pas encore identifiées, dans le but d’agir en amont et non plus seulement en aval des situations complexes ; mener des actions de sensibilisation auprès des élèves selon des modalités à construire (handicaps, violences, précarité, etc.) pour accompagner le « virage inclusif » impulsé par les lois de janvier 2002 et février 2005. Alors, professionnels de l’Éducation nationale et du secteur social, si l’on se mobilisait ensemble sur le sujet pour que sa dimension politique prenne enfin une forme opératoire ?
(1) Yves Clot. (2010) Le travail à cœur : pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, coll. « Cahiers libres ».