N° 1325 | Le 18 octobre 2022 | Par A. G., éducateur spécialisé | Échos du terrain (accès libre)
Il est des journées qui agacent et qui énervent par le peu de moyens que l’on nous donne, par le peu de considération que l’on reçoit.
Mercredi 7h : une journée ordinaire commence. Je me rends au travail, comme des millions de Français. Le mien, mon boulot, est un peu plus atypique puisque je travaille dans un foyer d’urgence pour enfants entre 3 et 18 ans qui ne peuvent pas rester chez eux, car trop en danger.
Ma collègue arrive, le point avec le veilleur commence. Un des enfants de 12 ans a fugué, pour le moment nous n’avons pas de nouvelles. Les autres sont là, sauf une ado toujours hospitalisée en raison d’une tentative de suicide.
Les quelques enfants scolarisés se préparent pour aller à l’école. Ils ont bonne mine ce matin, malgré les tumultes incessants du foyer. Ils partent sourire aux lèvres.
Les petits se lèvent doucement, on les câline, on prend soin d’eux. Ils déjeunent et on attaque les devoirs. Un peu de tension avec le jeune N. (8 ans) pour qui la confiance en lui est encore difficile. Mais il se fait violence et réussit ses devoirs haut la main. On leur donne droit à un petit moment de super Nintendo à l’étage. Ils sont heureux comme jamais.
Pour le moment vous vous dites « les foyers c’est vraiment génial et les éducateurs sont payés à rien foutre ».
Attendez un peu…
K., le jeune de 12 ans, revient de fugue. Il a dormi chez sa mère qui avait prévenu la police. Mais ce matin, elle lui a confisqué son poing américain, du coup K. est reparti en fugue. Il arrive, surexcité. En effet, K. est sous Risperdal, un cachet antipsychotique qu’il n’a pas pris depuis trois jours. K rencontre alors R., un fugueur de 13 ans qui a parcouru la moitié de la France, ce dernier mois. K. et R. ensemble, ça fait un mélange un peu explosif. Du coup ils décident de partir ensemble en fugue, c’est tellement mieux à deux.
Sauf que ma collègue et moi, on avait trouvé un séjour de rupture pour K., parce qu’en plus des fugues il y a eu des vols, des passages à l’acte violents etc... Et il n’a que 12 ans. Il n’est plus scolarisé, il va de temps en temps à l’ITEP. D’après notre psycho, K., ce n’est pas la triade de Mc DONALD big mac/frites/coca, mais énurésie/maltraitance envers les animaux/attrait pour la pyromanie. Son diagnostic ? K. est psychopathe. Donc après ses vingt mois d’accueil, de morsures, de coups, de violences en tout genre, ce séjour de rupture on ne peut pas le laisser passer, vous comprenez. Le taxi est prévu pour 17h.
Idem pour R., la trace de sa famille vient d’être retrouvée dans le centre de la France. Son éduc ASE me dit qu’elle arrivera en 1h30 maximum.
Je pars donc à la recherche de R. et de K.
Je tourne en ville, vers la gare. Personne. La mère de K appelle : « mon fils et un autre jeune sont chez moi, ils veulent que je leur rende le poing américain ». OK, Madame j’arrive.
Juste avant de partir, voilà que L., jeune fille de 15 ans se réveille enfin. Il est 11 h. Elle se met à hurler, à répéter le chiffre 62 et à parler de sa mère, voire même à sa mère. L. fait encore une crise de schizophrénie. Si c’était la première on serait surpris, mais non. Elle a déjà parlé à des arbres, les a enlacés, elle s’est embrouillée avec son miroir… Elle ne sait pas quel jour on est et l’heure de la journée. Comme moi, vous n’êtes pas psy, mais vous vous dites bien qu’il y a un souci. On décide donc d’appeler les pompiers, en espérant qu’ils l’amènent en psychiatrie. Je pars chercher K. et R.
J’arrive chez la mère de K. Les deux petits rigolos sont en train de jouer au UNO. Moi perso, j’ai plutôt en tête de casser ce DUO. Je demande à R. de me donner le poing américain, et même de vider ses poches. Je retrouve en plus du poing américain un couteau capable d’ouvrir en deux un agneau. Je récupère en plus son téléphone portable. Il se rebelle, je lui fais comprendre que non, il n’est pas en mesure de se rebeller. Je récupère R. et je laisse K. chez sa mère. Je lui dis que je me dépêche et que je reviendrai le chercher mais que là, il faut séparer DUPOND et DUPONT.
Après la tempête…
Retour au foyer, les pompiers sont là. On leur explique notre souci avec cette jeune qui est en fugue 26 jours par mois. Le peu qu’on la voit, son état psychique nous inquiète vraiment. On pense que sa place est à l’hôpital. Le pompier appelle le médecin régulateur. Comme les trois première fois, ce dernier refuse la prise en charge, puisque « la crise est passée ». J’en conclus que si quelqu’un se fait renverser et à la jambe ouverte il dira « l’accident est passé » On garde L., qui fugue quelques heures après. On laisse une jeune fille de 15 ans dans une très grande vulnérabilité dehors. Cette jeune est une proie pour tous les trafics les plus glauques.
Bon, quant à R, comme j’ai son téléphone dans ma poche, il ne veut plus fuguer. Il attend patiemment que son éduc ASE arrive. On passe à table. On félicite les autres de leur comportement, parce que vivre à côté d’enfants qui vont aussi mal, c’est pas vraiment être protégé.
Coup de téléphone de la mère de K., ça part déjà un peu en live. On fait un point express avec ma collègue sur la stratégie à adopter : aller le chercher et l’amener se balader le temps que R. parte. Elle gobe son yaourt et la voilà partie, avec un bout de pain vers un conflit mère fils.
Je garde R. bien au chaud qui souhaite bien sûr que je lui rende son portable. Je rends ses affaires à l’éducatrice qui vient le chercher. Je dis au revoir à ce jeune, en espérant que le réconfort et l’attention qu’il trouvera l’aideront à arrêter ses dérives.
La relève d’éduc arrive. Deux nouvelles collègues en pleine forme ? Pas du tout : elles sont désabusées du travail social comme nous tous ! Je reste.
La tempête
J’appelle ma collègue, « tu peux rentrer avec K., R est parti ». On parvient à lui faire prendre son traitement après quelques minutes de négociation. Il le prend, mais il se sauve encore une fois. Il est 15h, le taxi est là dans deux heures… Il rentre peu de temps après, il dit qu’il est parti acheter des cigarettes. « À 12 ans ? » Il répond « oui un adulte les a pris pour moi ». On ne voit pas de paquet, il a dû le cacher on ne sait où…
Moi j’ai un RDV à 16 h pour aller faire une déposition, car j’ai vu un homme qui a agressé sexuellement une jeune du foyer. Le fonctionnaire de police me montre des photos et je reconnais l’homme. Son visage me saute aux yeux, comme si c’était hier.
Je rentre au foyer, il est 17 h. K. part pour un mois. Il va pouvoir souffler, et nous aussi. J’ai encore quelques coups de fils à passer et beaucoup de notes à écrire. Je donne un bain, gère des papiers scolaires.
Voilà une journée typique dans un foyer de protection de l’enfance en France. Ce n’est pas du cinéma, ce n’est pas Youtube, c’est la vraie vie. Celle de travailleurs sociaux qui tentent comme ils peuvent de faire avec ce qu’ils ont. C’est-à-dire : pas grand-chose.
C’est une journée qui peut rendre fou si on n’est pas sûr et certain que sans nous, la société irait encore plus mal. C’est une journée qui épuise, qui affaiblit, qui blesse parfois. C’est une journée où on se dit que l’hôpital ne fait pas son travail, que l’école ne tient plus rien, que la protection de l’enfance est à l’abandon. C’est une journée où l’on doute, où l’on se dit que nos enfants vont grandir dans une société difficile ou les gens souffrent de plus en plus. C’est une journée ou l’on doit penser à tout bien faire, car à la première petite erreur notre direction nous tombera dessus et nous mettra au placard comme de vulgaires chaussettes. C’est une journée ou l’on se demande bien ce qu’on fait là, et pourquoi on endure tout ça…