N° 1280 | Le 29 septembre 2020 | Par Doriane Lemarchand, éducatrice spécialisée dans un hôpital mère-enfant de l’est parisien | Échos du terrain (accès libre)
Madame A. a été hospitalisée à 34 semaines d’aménorrhée, pour un soutien à l’investissement de sa grossesse et à la parentalité. Elle a fait le choix d’être admise sous le secret pour ne pas être retrouvée. Elle est en effet victime de violences conjugales physiques, psychologiques et sexuelles (dont est issue la grossesse) de la part de son mari. Elle a déposé plainte. Elle arrive à l’hôpital mère-enfant avec un syndrome de stress post-traumatique aigu se traduisant par un état de sidération, des insomnies, des cauchemars, des attaques de panique. Elle a peu accès à ses émotions. Un examen gynécologique est impossible. Sur le plan somatique, sa grossesse est marquée par un diabète gestationnel difficile à équilibrer et par une anémie gravidique. Conséquences supposées des violences subies, la grossesse a été découverte à trois mois et le suivi tardif qui a démarré à six mois, peut indiquer un défaut d’investissement, de celle-ci. Au cours de son hospitalisation, Madame A. a pu cheminer. Elle témoigne de l’importance, à ses yeux, de l’échange avec d’autres patientes partageant les mêmes traumatismes : « Le moment où l’on parle de son humeur du jour, à partir de photos est très important, car on sent qu’on n’est plus seule face aux violences. On sent qu’on est ensemble et quand on est ensemble on a la liberté de parler, de dire oui j’ai subi et on prend conscience que ce n’est pas de notre faute. Le groupe de femmes est très aidant. »
Au sein de l’hôpital mère-enfant, les éducatrices spécialisées utilisent beaucoup le collectif de femmes comme outil. Le constat est unanime : il est vraiment porteur pour ces patientes souvent très isolées qui retrouvent là une « nouvelle famille », comme elles aiment la nommer. Ce collectif prend plusieurs formes.
Le groupe en soutien du sujet
D’abord, un groupe de paroles qui réunit les patientes, une fois par mois, autour d’une thématique qu’elles ont choisi, le mois précédent. Elles y échangent leur vécu, partagent leurs expériences, et se transmettent des conseils. Les participantes aiment à rappeler ô combien cet atelier entre femmes est important pour elles, leur permettant de s’entraider mutuellement et de se rendre compte que (comme le cite Adélaïde Bon dans son dernier roman « Une autre petite fille habite sur la banquise ») : « je ne serai plus jamais seule. »
Un autre atelier a été créé il y a un peu plus d’un an : Féminité-sexualité. Il fonctionne autour d’un jeu de société (qui peut être facilement transmis aux institutions accueillant des femmes – et des hommes d’ailleurs – qui le souhaiteraient). Même si la forme ludique permet aux langues de se délier, la violence des vécus et la dynamique de survie font passer au second plan le fait de « jouer » ou d’être ensemble. Il faut donc prendre du temps pour les convaincre de participer. Une fois par mois, les participantes se retrouvent avec comme règle du jeu la réponse par « vrai » ou « faux » à des questions très simples liées à leur corps et notamment au droit à en disposer, aux infections sexuellement transmissibles, au cycle menstruel, à la contraception… Constituées en équipes, les patientes ont soif de gagner la partie. Mais, elles écoutent aussi les réponses qui les intéressent, réagissent quand ça leur parle ou posent des questions les concernant, en disant raconter l’histoire d’une de leurs amies. Sont évoqués des sujets qui peuvent apparaître comme des évidences. Mais ces femmes semblent n’avoir aucune conscience de leurs droits, ni des démarches peu connues à entamer face au viol conjugal, au dépôt de plainte ou à l’illégalité de l’enrôlement dans un réseau de prostitution… Revient souvent le sujet de la norme : à quel moment la limite est-elle franchie ? Il n’est pas rare que des entretiens individuels se poursuivent sur des thèmes bien précis auprès de la sage-femme avec qui j’anime l’atelier ou de moi-même.
Mais notre travail ne se limite pas à travailler dans les temps collectifs. Nous intervenons aussi dans la relation des victimes avec cet extérieur qui peut représenter une menace de se faire voir, constituant un enjeu de taille pour elles. Je propose systématiquement un accompagnement physique au dépôt de plainte s’il n’est pas déjà fait. Souvent, cela devient possible en cours d’hospitalisation, quand tout le travail mené par l’équipe composée de médecins, psychologues, éducatrices spécialisées, assistantes sociales, éducatrices de jeunes enfants, psychomotricienne, sage-femme, infirmière, auxiliaires… a porté ses fruits. Quand la victime a expérimenté la protection du cadre sécurisant, elle nous sollicite alors pour qu’on l’accompagne. Nous proposons aussi de faire le lien avec une juriste (présente une fois par semaine à l’hôpital) qui lui apportera des informations liées aux droits, la soutiendra dans les démarches, l’aidera dans la demande d’ordonnance de protection et pourra poursuivre un suivi avec elle, une fois l’hospitalisation terminée.
Les limites de notre accompagnement
Revenons à Madame A. qui souhaitait accueillir son enfant dans les meilleures conditions après l’accouchement, mais s’inquiétait de la rencontre avec ce dernier. Elle demande à être soutenue. En effet, les violences conjugales avaient eu un réel impact sur le foetus, puis sur le bébé et sur le lien mère-enfant. Les médecins avaient posé une indication claire d’admission dans notre service de soins de suite post-natal. Mais Madame A. était encore mariée et le temps de la justice est long, quand il s’agit de statuer sur des procédures de demande de divorce, d’ordonnance de protection, de mesure d’éloignement. Son mari agresseur étant d’office le père du bébé, l’hôpital avait obligation légale d’informer les deux tuteurs légaux de l’hospitalisation d’un bébé. Ce qui implique que le mari saurait où se trouvait Madame A. Sachant cela, celle-ci a préféré retourner dans sa famille. Elle témoigne « Au début et après l’accouchement je ne pensais pas que les violences impacteraient le lien à Rahim. J’ai cru que ça passait. Mais, maintenant tout revient surtout en prévision de la confrontation avec le père, puis tous les jours Rahim change de traits et il ressemble de plus en plus à son père. Cela complique un peu les choses entre moi et mon fils : d’un côté je veux le protéger mais d’un autre côté je vois qu’il ressemble de plus en plus à son père. J’espère qu’il n’aura pas la même attitude que lui. […] Parfois, quand je le regarde, je me dis que je suis mère à temps plein. Ce sont ces moments (bain, tétée) durant lesquels je regarde juste mon fils comme une partie de moi. À d’autres moments, j’ai l’impression que je ne suis pas mère, que je me suis détachée de lui. J’ai senti que j’étais en sécurité chez vous, mais il y a juste le truc légal, qu’il faut dire au père l’hospitalisation alors que vous accueillez des femmes victimes de violences. J’aurais pu prendre le temps de construire un bon lien avec mon fils, s’il n’y avait pas cette obligation juridique. Ça a compliqué les choses pour moi. » Les pratiques professionnelles protectrices mises en place au sein de l’hôpital (questionnement systématique, évaluation du danger, écoute, références, suivi psychologique, collectifs, accompagnements extérieurs…) se heurtent au cadre légal hospitalier qui ne permet pas la protection de la victime en attente de la décision de justice. Ce qui ne permet pas alors à la victime de se libérer de l’emprise de la violence conjugale et de soigner les troubles relationnels mère-bébé. ●