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• TERRAIN - Journal de bord - Zone rouge, Mai 2020. Quelques heures avant le déconfinement.
Par JS, chef de service éducatif.
Précision : « Ce texte est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec la réalité est à imputer à cette dernière » (1) ou presque.
États d’âme d’un chef de service éducatif, mais pas que...
Contexte. J’occupe les fonctions de chef de service éducatif dans un service d’accueil d’urgence pour adolescents en rupture familial, fugueurs, en errance. Les jeunes sont adressés par l’ASE (2), mais ils peuvent également se présenter spontanément à notre service pour demander une mise à l’abri. En général, ils restent peu de temps, puisqu’ils sont orientés vers d’autres structures assez rapidement (foyers, familles d’accueil, lieux de vie) ou retournent parfois dans leur famille après un travail de médiation.
Malheureusement, beaucoup d’entre eux fuguent. Au-delà de leurs problématiques individuelles, ce passage à l’acte récurrent interroge fortement l’organisation des dispositifs de la protection de l’enfance. Autant dire, que ce que nous traversons actuellement intensifie ces interrogations.
Je souhaite donc apporter ici le témoignage de mon vécu auprès des éducateurs et des jeunes accueillis depuis le début de la crise sanitaire. Ce témoignage servira de base à une réflexion sur le sens même de notre travail mis à mal par la logique gestionnaire et qui, dans le contexte actuel, voit ce malaise s’accélérer et s’amplifier. Cela n’est pas sans rappeler ce qu’écrivaient Michel Lemay et Maurice Capul sur la fonction éducative de révélateur des malaises individuels et sociaux : « L’éducateur ne tarde pas à reconnaitre, au fil des années, que bien des manifestations problématiques, soit prennent leurs sources dans une déstructuration du tissu social, soit sont profondément aggravées par les conditions de vie. Il lui semble alors presque scandaleux de vouloir réadapter le sujet à une microculture qui sécrète le désordre » (3). Il me semble qu’au bout de ces années, nous arrivons aujourd’hui au paroxysme de ce scandale.
Position. Le service dans lequel je travaille, accueille depuis le confinement un petit groupe d’adolescents. Le conseil d’administration de notre association a décidé de diviser par deux notre capacité d’accueil maximale en raison de l’absence d’éducateurs titulaires et afin de limiter la propagation du virus. L’objectif était également de maintenir ce petit groupe plus à même de supporter le confinement, en privilégiant un noyau d’éducateurs volontaires et en limitant de fait, le recours à une multiplication d’intervenants différents.
Il s’agissait de réussir à articuler la clinique éducative en privilégiant la permanence de mêmes adultes avec les exigences sanitaires. Lors des premières semaines, deux éducateurs ont vécu 24h/24h avec un même groupe de gosses (presque) stable, pendant près de 20 jours puisque l’un d’entre eux était symptomatique. Chapeau les collègues !
Nos missions venaient donc d’être considérablement bouleversées. Ce n’étaient pas sans nous poser des questions bien que cela nous rassurait considérablement de pouvoir stabiliser un groupe. Quid cependant des gamins qui auront besoin d’être mis immédiatement à l’abri ? D’autant que nous nous doutions que le confinement allait faire exploser pas mal de familles déjà fragiles. Ainsi, nous entrions dans un paradoxe, tout au moins au niveau de la réflexion dans un premier temps, comment accueillir en urgence en période de confinement ?
De mon côté, je me suis retrouvé également en quarantaine après avoir développé des symptômes suite à l’accueil d’une gamine malade juste avant le confinement. Normal, les cadres, ça se planque ! La jeune, elle a été orientée dans un foyer le lendemain qui, parait-il, aurait fermé quelques jours après. Nos chères tutelles nous ont imposé cet accueil, sans autre aide que la nôtre ! Courage, tenons !
- Et les masques ?
Vous en aviez prévu avant la razzia sur votre budget. Tant mieux parce nous n’avons pas la capacité de vous en fournir !
- Très bien, on y va alors. Mais il nous en faudra d’autres rapidement.
Effondrement. Lors de cette semaine précédant le confinement, une gamine agressée et un gamin agresseur se sont retrouvés accueillis au service. La fille l’a reconnu le premier soir de son accueil après avoir subi des violences sexuelles dans une cave. Le lendemain :
- Allo monsieur le chef de l’ASE, on réoriente le gamin, on garde la gamine et on fait un signalement. Pas question de les garder ensemble.
- Non, monsieur le chef de service, vous gardez le gamin puisqu’il a été en contact avec l’autre gamine contaminée.
- Hors de question, monsieur le chef de l’ASE. Les deux sont à protéger, c’est sûr ! Mais nous, on garde la gamine.
Dialogue de sourd.
- Pas possible, monsieur le chef de service, c’est une question de santé publique qui prime sur l’agression sexuelle.
Fracture. Ça, il faut l’encaisser ! Je reprends mon souffle et repart à la charge pour ne rien lâcher.
- Monsieur le chef de l’ASE, vous nous avez orientés hier un autre gamin qui a été en contact avec la victime et qui soi-disant revenait du sud de la France. En réalité, il revenait de Milan. Il trouvait que ça commençait à craindre là-bas. Vous étiez au courant ?
Fin de discussion. On garde la gamine.
Broyage. La protection de l’enfance est au bout du compte devenu un concept abstrait. Elle se réduit à héberger le tout-venant, puisqu’elle n’a pas les moyens de faire autrement. Et la volonté ? Le gamin a été réorienté mais il est revenu nous demander un masque, puisque monsieur le chef de l’ASE ne voulait pas le laisser rentrer dans ses locaux sans cet équipement. La gamine et notre fugueur de grand chemin ont fugué de notre service le jour même, dans la soirée. Insupportable ! « Les services placeurs sont des machines à broyer, mêmes les meilleures volontés » (4). Merci Éric Jacquot de nous le rappeler. Et nous finalement ? On n’est pas mieux ? Comment continuer ? Les gamins sont dans la nature. La Brigade de protection des mineurs est prévenue et donc ? Bah, nous, on se confine, les personnes se protègent mais c’est un peu tard ! L’ASE disparait, plus personne au téléphone et notre service sera par la suite estampillé Covid-19 !
(1) Jorge Volpi, La fin de la folie, 2003, Plon.
(2) Aide Sociale à l’Enfance.
(3) Miche Lemay, Maurice Capul, De l’éducation spécialisé, 2ème édition, 2002, Erès.
(4) Revue Lien Social, TERRAIN - Journal de bord - Brèves de comptoirs éducatifs non confinées, 21 avril 2020.
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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.
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