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• TERRAIN - Pandémie de Covid-19, confinement et enfants placés (5)
Les familles d’accueil sont trop souvent négligées, sinon méprisées un peu considérées comme les parents pauvres de la protection de l’enfance. L’occasion de leur donner la parole est suffisamment rare et précieux, pour que Lien Social ouvre son site à leur témoignage. Une version courte est à retrouver dans la rubrique « Echos du terrain » dans Lien Social n°1281 du 13 octobre 2020.
Enfants confiés et confinés, familles d’accueil sous pression (5) Pour la cause des enfants
Par trois assistants familiaux (1) et Philippe Godard (2)
Ce que nous vivons, ce que nous constatons, en tant que familles d’accueil ou en tant que formateur dans un institut de travail social, est qu’un écart se creuse entre les réalités quotidiennes et simplement concrètes de la relation humaine et éducative, et ce que les institutions attendent de nous, ou nous offrent en formation.
Dans cet article, nous avons mis en évidence des faits que tout le monde connaît. Aurions-nous enfoncé pour autant des portes ouvertes ? Et avons-nous quelque chose à proposer ?
Répondre à la première question revient à chercher, très précisément, comment il est possible que des institutions en arrivent à « oublier » ou plutôt nier le travail éducatif qui est accompli, jour et nuit, par des familles dont certaines – et c’est notre cas – n’ont pas la voix au chapitre au moment des décisions cruciales pour l’avenir de l’enfant ou du jeune qu’elles accueillent, éduquent, élèvent. Les assistants familiaux sont les soutiers d’un paquebot ivre, qui évolue entre des concepts et des lois en constant renouvellement, tente d’en éviter les pièges comme autant d’icebergs contre lesquels il ne pourrait que se fracasser, et bien sûr, les soutiers, dans ces cas-là préfèrent encore aider à contourner les obstacles, donc les conflits ouverts, que de voir l’ensemble du navire sombrer corps et biens.
Dire que le problème est dans l’institution elle-même n’est pas suffisant. Où se situe-t-il exactement ? Nous pensons que le confinement l’a cette fois mis en évidence, et c’est cela qui nous a décidés à écrire ce texte. Car avec le confinement, la situation des enfants placés, en foyer comme en famille d’accueil, a ressemblé de très près à la situation asilaire : nos maisons et les foyers d’enfants sont devenus des asiles, c’est-à-dire des lieux dans lesquels la société cloître des éléments qu’elle n’a pas envie de voir. Des lieux d’enfermement, de relégation. Pour ces enfants, le confinement a été une mise à l’isolement, un abandon par tout ce qui incarne la société, à commencer par l’institution. Disons la réalité comme elle est. Ce n’est pas une nouveauté. L’asile est une forme d’exclusion de personnes « marginales », dangereuses ou pas pour la société, mais dans le cas qui nous occupe, nous parlons d’enfants. Donc a priori des individus qui ne sont pas dangereux pour la société, ou qui, s’ils le sont déjà, peuvent encore être repêchés par un programme pédagogique adéquat. N’est-ce pas l’évidence ? Eh bien non, et c’est cela que nous voulons évoquer tout d’abord en conclusion. Notre société, la France des années 2020, n’est pas prête à accueillir des enfants aux parcours de vie complexes, douloureux puisque sans parents biologiques « suffisamment bons », atypiques à coup sûr. Nous vivons dans une société où la présence insistante de la norme est de plus en plus féroce et marquée. C’est toute la politique éducative dont il faudrait ici parler, c’est de la parentalité comme technique d’élevage des enfants dont il faudrait parler, c’est de la formation en travail social qui se donne pour but d’aboutir à créer de bons petits soldats de l’institution dont il faudrait parler. Car, oui, il faut être un bon petit soldat de l’institution pour accepter d’être éducateur de placement avec trente ou quarante « références » à suivre simultanément, tâche parfaitement impossible.
Le soi-disant « éducateur » de placement est ainsi ravalé au rang de bureaucrate établissant des dossiers, des rapports, suivant l’évolution des situations qui lui sont confiées selon un schéma technocratique précis, constitué de rendez-vous de synthèse, de visites plus ou moins régulières, et d’écritures, d’écritures, d’écritures…
Loin de nous l’idée d’opposer les éducateurs de placement et les familles d’accueil, ou encore le placement en famille d’accueil au placement en foyer. Notre vision est ferme : nous sommes tous victimes d’un système qui, tel ce bateau ivre, s’échoue de loi en décret, de directives en « subtiles méthodes psycho-pédiatriques, médico-pédagogiques, psychanalo-pédotechniques » (3) , nous désarçonnant tous par ses incohérences à travers le temps. Mais la différence entre certains éducateurs et d’autres, c’est que certains, en foyer ou en famille d’accueil, sont au contact direct des premières victimes de ces errances, plus ou moins subtiles et dans tous les cas dévastatrices. Et voilà que la société, à travers l’institution, nous dénie le droit de « penser » nous aussi en termes éducatifs. Les familles d’accueil ne sont pas des éducateurs comme les autres, pas du tout même : notre formation est dévalorisée, notre niveau de diplôme est déconsidéré, et d’ailleurs la formation elle-même n’est pas orientée vers des points pourtant cruciaux de notre quotidien. Citons-en ici quelques-uns, mais notre liste n’est pas limitative.
Nous devrions réfléchir sur notre place : ni parents, ni « assistants » de familles déchues, ni décisionnaires pour les personnes que nous accueillons, devons-nous compter sur notre autorité sur l’enfant (hiérarchie), notre leadership (capacité à le convaincre), notre charisme, nos méthodes didactiques ? Que nous enseigne-t-on de la délinquance : pourquoi semble-t-elle une tentation chez certains jeunes ? Que savons-nous de la déprivation et pourquoi en parlons-nous si peu, voire pas du tout dans certains cas ? Pourquoi ne nous initie-t-on pas à des théories pédagogiques qui pourraient faire sens dans notre parcours et notre volonté d’accompagner des enfants ? Pourquoi et comment notre société est-elle passée de la « mort de la famille » au sens des antipsychiatres à la mort de la famille « traditionnelle » que nous vivons actuellement ? Cela ne remet rien en cause de notre travail ? Pourquoi n’avons-nous pas de cours sur les neurosciences et ce qu’elles peuvent, ou pas, apporter à la compréhension des enfants ?
Et nous pourrions continuer cette liste. Mais tout cela est à peine enseigné aux éducateurs de niveau II, alors comment espérer qu’il le soit un jour à de simples « assistants » de niveau V ? Au point où nous en sommes, si le désespoir ne s’empare pas de nous au point de préconiser, comme Fernand Deligny dans Graine de crapule, de « prendre une bonne charge de dynamite » pour faire disparaître les quartiers d’où sont issus nombre de nos jeunes, il est cependant présent.
Cet article n’a été écrit, conjointement par quatre personnes, que pour exprimer notre désespoir, un sentiment que nous estimons profondément enfoui chez ceux qui pratiquent ce métier. « Profondément enfoui » dans les deux sens de cette expression : véritablement inscrit dans notre ADN de familles d’accueil, et si profondément qu’il ne fait pas surface. Nous avons voulu, simplement, lui donner de l’air, et faire remonter ce qui, jusque-là, ne se dit jamais ouvertement. Au-delà du désespoir, donc, nous conservons l’espoir de faire changer l’institution et la société dont elle est l’outil.
Malgré tout ce contexte difficile que nous avons décrit ici à grands traits, les familles d’accueil restent présentes, actives et en soutien auprès des enfants qu’elles accueillent. Jusqu’à épuisement parfois. Nous faisons front pour que les enfants déjà abandonnés par la société ne se retrouvent pas encore plus isolés. Est-ce de l’empathie surdimensionnée, un besoin profond de se donner bonne conscience, voire de combler un manque affectif, peu importe, les faits sont là. Que deviendront ces enfants le jour où l’humanisme des assistants familiaux s’éteindra ?
(1) Qui souhaitent rester anonymes par crainte de représailles et de perdre leur travail.
(2) Ancien formateur occasionnel dans un institut régional de travail social, auteur de livres documentaires pour la jeunesse, ainsi que de Graines de futur (Arbois, Cet Atelier, là, 2020), sur une maison d’enfants à caractère social, et de l’essai Pédagogie pour des temps difficiles. Cultiver des liens qui nous libèrent (Montréal, éditions Écosociété, à paraître en janvier 2021).
(3) Cette expression de Fernand Deligny, tirée de Graine de crapule, son ouvrage le plus connu, s’inscrit dans cette phrase que nous pourrions tous, familles d’accueil et éducateurs, méditer : « Quand tu auras passé trente ans de ta vie à mettre au point de subtiles méthodes psycho-pédiatriques, médico-pédagogiques, psychanalo-pédotechniques, à la veille de la retraite, tu prendras une bonne charge de dynamite et tu iras discrètement faire sauter quelques pâtés de maisons dans un quartier de taudis. Et en une seconde, tu auras fait plus de travail qu’en trente ans. »