N° 1313 | Le 15 mars 2022 | Par Marie Mourez, assistante sociale | Échos du terrain (accès libre)
Retour sur un passé encore proche qui aura marqué les professionnels.
Assistante sociale de rue, je suis un témoin quotidien d’une cohabitation sans heurts entre la grande bourgeoisie et la grande précarité, car j’interviens sur les quatre premiers arrondissements parisiens. Les hôtels particuliers scintillants dissimulent des cours privées spectaculaires quand leurs porches, une fois la frénésie festive retombée, accueillent des sans-abris couchés dans leurs duvets sur des cartons, sans-abris souvent enjambés à l’aube quand les obligations professionnelles se rappellent aux privilégiés. à Paris, plus qu’ailleurs, on peut observer la facilité à oublier ou à ignorer la désolation qui nous crie sa présence, car trop répétée, trop visible, trop criante et surtout trop fréquente.
Lors du tout premier confinement lié à l’épidémie de la covid-19 entre mars et mai 2020, notre équipe pluridisciplinaire (éducateurs spécialisés, médiateurs, psychologue et assistante sociale) a maintenu son travail de rue sans accès à son local d’appui. Les touristes avaient disparu, les brasseries, les bars, les magasins accueillant habituellement les foules avaient fermé, les habitants et travailleurs du quartier restaient cloitrés chez eux, la circulation de véhicules inexistante et leurs nuisances sonores devenues inaudibles laissaient place à la répercussion de sons insolites sur les bâtiments haussmanniens ainsi qu’à des échos de ville morte. Je me suis vue, piétonne et entourée de deux collègues, marcher au milieu de la rue Rivoli, sans être inquiétée par la possibilité d’être percutée ou renversée, et regarder d’un bout à l’autre de la voie, étonnée d’avoir une vue aussi dégagée et de réaliser pour la première fois la longueur de cette rue ainsi que tout ce qu’elle relie. J’ai découvert un Paris qui m’était jusqu’alors inconnu puisque sur-fréquenté et oppressant. J’ai pris le temps d’observer son architecture, ses failles, ses contradictions, sa beauté apaisante, sa magnificence et ai profité de son calme pour redécouvrir des lieux que je parcours quotidiennement. Puis, dans cette ambiance inédite, la photographie, auparavant granulée et floutée par le noir et blanc, s’est vue dépixélisée et colorée pour ne refléter que la présence historique de populations à la rue. Jeunes, vieux, femmes, hommes, couples, toxicos, psychotiques, sans-papiers se réunissaient en groupes solidaires et incongrus pour devenir les seuls êtres visibles et présents en extérieur. J’ai été affligée face à l’absence de considération pour ces populations. En effet, les sanisettes – ou toilettes publiques – sont devenues inaccessibles, les ESI – ou accueil de jour – ont fermé leurs portes tout comme la plupart des espaces de restauration qui leur sont dédiés. Le public à la rue s’est vu oublié et inconsidéré lorsque ces lieux de repères et de fréquentation ont disparu. Les riverains se sont aussi plaints de la présence d’excréments et ont signalé un fort sentiment d’insécurité qu’ils n’auraient encore jamais connu au préalable dans leur quartier.
Cette période m’a émotionnellement ébranlée : j’ai eu le sentiment d’assister, de manière totalement impuissante, à l’éclosion d’un univers dystopique, à la prévalence de l’incompréhension, à la désolation et à la détresse de tous ; d’assimiler insidieusement l’inacceptable quand une nouvelle normalité de vie s’imposait doucement. J’ai traversé des rues désertes en plein centre de la capitale française et me suis fait interpeller par les forces de l’ordre – escadron de six CRS armés jusqu’aux dents, me laissant penser que j’étais dangereuse – pour justifier de mon droit à être en extérieur et à travailler. Je me suis retrouvée confrontée à de la violence subite et dévastatrice, sans élément déclencheur, entre des personnes que j’accompagne et à remercier ces mêmes forces de l’ordre de leur intervention. J’ai rassuré des personnes déboussolées par le contexte tout en étant totalement incapable de me projeter moi-même. J’ai absorbé des angoisses verbalisées par de l’agressivité à mon encontre tout en négociant avec mes propres insécurités. Puis j’ai continué à travailler, sans les conditions matérielles que nous apportent habituellement notre local d’appui et les structures partenaires. Je suis passée dans des campements élaborés avec les devantures de bars ou de restaurants délaissés. J’ai échangé avec des jeunes qui survivent habituellement grâce à la manche, mendicité devenue impossible par l’absence de passants, et qui se sont alors retrouvés sans moyen de subsistance. J’ai observé des SDF ratisser le sol à la recherche de rares mégots pour consoler leur besoin de nicotine. Et aussi, les jours de pluies, en arpentant les Grands Boulevards, j’ai eu le sentiment de vivre dans la série The Walking Dead lorsque je ne croisais que des silhouettes décharnées, seules ombres mouvantes bravant les intempéries pour obtenir leur substance zombifiante et ne s’exprimant qu’en borborygmes douteux et repoussants.
Ensuite, il nous a été demandé de reprendre notre activité comme avant. Mais pas totalement comme avant. Mais enfin presque comme avant. Sans pause pour prendre du recul et réfléchir à ce que l’on venait de vivre tant personnellement que professionnellement, nous avons poursuivi notre mission principale de création et d’approfondissement du lien social. Nous avons été fortement sollicités dans la poursuite des démarches engagées avant le confinement mais nous avons, aussi et surtout, étayé des situations qui s’étaient fortement fragilisées voire décompensées. Nous avons pu constater l’accentuation et la récurrence d’addictions qui ne pouvaient être qu’occasionnelles auparavant. Nous avons poursuivi des démarches administratives entreprises en amont de la pandémie et relevé toutes les incohérences du système. Puis, les mois passants, nous avons rencontré des hommes et des femmes qui, se débattant financièrement depuis le début de la crise pour survivre, ont senti le nœud coulissant pécuniaire se resserrer autour de leur cou les obliger à quitter logement et confort pour affronter, de nouveau, la précarité. Nous avons assisté à des sorties de détention inattendues, non préparées, délaissant des personnes ignorantes d’un contexte extérieur hostile. A contrario, nous avons été avisés de nombreuses incarcérations, que nous avons liées à notre sentiment et notre observation de montée en puissance des actes de violence et pas uniquement chez notre public cible.
Puis, nous avons continué notre intervention, avec le sentiment d’œuvrer à l’indispensable lien social lors des périodes de reconfinement ou de couvre-feu. Les dynamiques, traversant les quartiers, régulées par des tranches horaires autrefois précises se sont vues chamboulées et sont devenues perturbantes. L’effervescence parisienne avait disparu, et lorsqu’elle pointait le bout de son nez, elle effrayait par son inconséquence sur la transmission du virus comme elle provoquait des réflexes de délation.
Notre état de fatigue et notre épuisement professionnel sont apparus un an après le premier confinement. Insidieux, ils se sont révélés progressivement. Cet abattement collectif s’est vu accentué par le manque de reconnaissance de la part des pouvoirs publics quant aux efforts, à la présence et à l’action que nous avions assurés alors que la majorité de la population se retranchait dans la peur et le télétravail. Enfin, nous avons assisté, impuissants, à l’octroi de primes à des travailleurs et/ou services sociaux constatés absents au plus dur de la crise lorsque nous-mêmes étions ignorés.