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► LE BILLET de Ludwig • 20 ans (1)
2002-2022.Vingt ans. C’est un âge, non ? Vingt ans qui me séparent de mes premières expériences d’éduc à celle, aujourd’hui, de formateur. Deux claques, comme une initiation. Un dépucelage. De ces moments qui vous percutent de plein fouet, où vous en prenez plein la gueule. Où vous recevez tellement d’humanité que vos yeux s’embrument. De ces moments qui disent pourquoi vous êtes là, à votre place.
À vingt ans je voulais changer le monde. Révolté face aux injustices. Des laissés pour compte, des tentes sous les ponts, des sans pap’ pourchassés, de tous les défavorisés. C’est de famille. Alors j’ai choisi d’être éducateur. Par choix politique. Pour influer sur la société, ne pas cautionner ce système économique excluant et être aux côtés des plus démunis. Parce que oui, « nous pouvons douter de tout, sauf de notre devoir d’être toujours aux côtés des humiliés », dixit le Che. Oui, ce métier me permettrait de concilier mes aspirations révolutionnaires de transformation de la société et une certaine utilité sociale. Je n’ai pas changé le monde. Mais j’ai pu apporter du changement dans la vie des personnes accompagnées.
2002. Je suis en deuxième année de formation d’éducateur spécialisé à l’IDS, autrefois IRTS, de Canteleu. J’effectue un stage à l’accueil de jour pour personnes SDF et demandeurs d’asile « EPHETA ». Epheta, en araméen, ça veut dire « ouvre-toi », « bienvenue ». Situé sur la rive gauche, « ouvrière », de Rouen, Epheta accueille le monde entier, des personnes de toutes origines, une migration internationale et interculturelle. J’y entendrais parler arabe, pachtou, walof, bambara, russe, hindi, français, en autres. Epheta grouille de vie, de rencontres, de rires et de tensions. On y mange, on s’y lave, on y rencontre des travailleurs sociaux, infirmières. On s’y domicilie, on se replante un peu, on s’y reconstruit. On y fait des projets. C’est la chance, que j’ai eu de vivre. Un projet de réinsertion, à Brighton, Angleterre. Dix hommes et nous, encadrants. Et moi, stagiaire. Qui allait prendre sa première grosse claque. Dix personnes sélectionnées en fonction de leur projet de réinsertion, co-élaborant le voyage. Partir. Quitter la France et prendre le ferry pour accoster sur un ailleurs, voyager à travers soi, loin de ses repères. Effacer les frontières des territoires et de ce qui nous sépare. Pour vivre avec, en 24 h / 24 h ensemble. Se rencontrer. À dormir tous ensemble dans cette même arrière-salle de presbytère, prêtée par la ville. À rénover des monuments, ou à nettoyer les plages de cette station balnéaire grisâtre. À visiter, manger, se prendre la tête et rire. À se réunir tous les soirs en bilan journalier, à se projeter sur la suite. Et ce dernier soir. Là, en cercle, à se dire les choses. Nos ressentis, notre bilan. À entendre toutes ces paroles, à se rendre compte du chemin parcouru. Comme une équipe soudée dans un vestiaire de rugby, on se regarde dans les yeux, on est fier, redressé, debout. Je n’oublierais jamais ces mots. De ceux qui disent avoir retrouvé un travail, ou une formation, ou témoigné de ce temps suspendu ensemble. De ma gorge de bleu qui se serre, ravalant toutes les émotions mélangées de fatigue et de fraternité. Ce n’est qu’au retour que je me suis permis de craquer, quand on est rentrés. Dans la bagnole de mon père venu me récupérer. Trop d’émotions. J’étais à ma place.
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