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► LE BILLET de Mélodie • « C’est quoi le problème ? » : L’inconnu
Y’a quelque chose qui cloche ! Je regarde la scène. Un homme lit, assis sur un tabouret au comptoir ; il n’a pas encore tourné une seule page. Depuis une demi-heure, dos à la salle, il plonge son nez dans un journal qui ne bruisse pas. Ce n’est pas normal. Ce n’est pas un habitué. Je suis là tous les matins, à la même heure, depuis sept ans. Lui, je ne l’ai jamais vu. On dirait qu’il surveille, qu’il écoute ou quelque chose dans le genre. Y’a pourtant pas grand-chose à espionner dans ce bar populaire. Ça braille autour de lui, ça refait le monde, ça s’engueule sur l’actualité, sur la troisième guerre mondiale qui nous pend au nez avec ce despote à deux balles, – qui, programmé pour la destruction, mobilise soixante kilomètres de chars pour assouvir sa soif de pouvoir et dégommer les valeurs occidentales qu’il abhorre entre toutes – et sur la levée des dernières mesures sanitaires ; ça boit des petits blancs ou des cafés serrés et puis, ça se réconcilie avant de se séparer, « allez-sans-rancune-à-demain ».
Les élucubrations des souffrances du monde ne le heurtent pas. Son corps accablé reste figé voire statufié ; pas l’ombre d’un souffle de vie affleure. Même de dos, je perçois sa tristesse, enfouie dans son imper défraîchi. Je ne sais pas comment entamer la conversation ; je crains qu’il ne m’envoie balader, ou pire – qu’il ne décroche pas un mot –, et son silence supposé freine mon élan. J’hésite... est-ce que je le laisse à sa léthargie ou bien je le bouscule, en me glissant entre son journal et lui ? J’y vais. Je bafouille trois bouts de phrase et je récolte son silence en retour. Je respire lentement. Son mutisme me glace. Je suis aussi transparente que la bulle qui l’enveloppe. En venant dans ce bar, il se doutait bien qu’il prenait le risque d’être dérangé. Mon regard s’attarde sur la page bloquée entre ses mains, Rubrique nécrologique. Mince ! Happé par sa propre douleur, il n’a que faire des souffrances du monde. Je regarde mieux son visage, une larme dégouline le long de sa joue. Quelle idiote je fais ! L’émotion est bien là, dans ce corps immobile ; elle tente une sortie, discrète et délicate.
Je pose un bras protecteur autour de ses épaules, pas de mouvement de retrait, et nous restons tous les deux silencieux.
Dehors, l’orage gronde ; pas loin, à deux pas de chez nous, des hommes meurent, d’autres fuient leur pays, trainant derrière eux les lambeaux de leur vie. Et je m’attarde avec cet inconnu qui vient de perdre l’amour de sa vie. Rien d’autre n’a d’importance pour lui. Je reste là, avec cet homme qui pleure.