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Aujourd’hui, l’évaluation des pratiques passe incontournablement par les tableurs Excel. A chaque problématique sa case. À chaque indicateur sa case. À chaque temps éducatif sa case. Un jeune, une colonne. Un usager, une ligne. Un éducateur, un tableau.
C’est simple, tu coches. Tu n’analyses pas, tu coches. Est-ce qu’on t’a demandé d’analyser ? Oui ? Bah non, alors tu coches ! Le système d’exploitation de données se charge du reste.
Diagrammes en bâtons, pyramides, courbes d’évolution, diagrammes circulaires, camemberts, nuages de points, boîtes à moustaches, aires empilées, diagrammes de kiviat, histogrammes, cartes d’araignée, jauges, graphiques de comparaison… Avec plein de couleurs, de légendes, de titres, on va pouvoir fabriquer des supers Powerpoints ! Sur un rapport d’activité ou un slide projeté, c’est du plus bel effet. Digne d’un spectacle pyrotechnique du Puy du Fou. Vraiment le financeur va en avoir pour son argent avec nos belles stats en trois dimensions.
On s’en fout que ça ne veuille rien dire, c’est beau et ça suffit. Tu coches on te dit ! Tu fais des petites croix partout. Tu sais ces petites croix comme en trouve plein les cimetières militaires. Morts au combat. Morts de ne plus penser. Morts par perte de sens. Un jour tu l’auras ton épitaphe, crois-moi : « mort d’avoir trop coché ».
Nos métiers ne tiennent pas dans les grilles. Et puis une grille ça rouille, c’est froid, ça enferme.
Tu crois vraiment que ta pratique ressemble au joli powerpoint fièrement exhibé par la secrétaire de Direction lors de l’Assemblée Générale de ta structure ? Non pardi ! Tu le sais bien toi que ta pratique en vrai c’est aussi du sale, des sourires, du noir, des étreintes, des silences, des joies, des non-dits, des larmes, de la fierté, des peurs, de la colère, des sentiments, du vide, des regards, du creux, des voix, de l’insignifiant, des gestes, des espoirs, du doute… tout ce qui ne tient pas dans des cases. Tu le sais très bien que la qualité d’un accompagnement ne se mesure pas au temps passé en entretien mais plutôt à la nature de ce qui s’y joue et dont il est impossible de rendre compte par un schéma !
Je ne sais pas pour toi mais moi ces graphiques qui parlent de mon travail à ma place, ils me chagrinent. Parce qu’ils mentent. Ils puent l’hypocrisie du bilan comptable. Je sais bien qu’il est important de justifier de l’utilisation de l’argent public ! On nous le rabâche. Il en faut des beaux bilans pour vidéoprojecteurs. Mais sans autres éclairages que celui de la machine, ils n’ont pas de valeur.
Bref, tu l’auras compris, remplir une grille d’éval, c’est à peu près aussi con que de remplir une grille de Loto. Sauf que tu n’as rien à gagner à l’arrivée. Mais bon, comme ton Comité d’Entreprise t’a offert un joli stylo et ton chef un joli tableau, y a plus qu’à cocher en chantant du Brassens pour se donner du courage : « gare aux griiii-iiii-iiii-iiii-lles ».