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► LE BILLET de Vince • Le poids des étiquettes

T’as beau gratter avec tes ongles, ça ne se décolle pas facilement. Même dans un bain d’eau chaude ou sous l’effet de dissolvant, la colle se dilue lentement et forme une sorte de pâte gélatineuse et désagréable sous tes doigts. Les étiquettes, c’est vraiment difficile de s’en débarrasser.
J’ai connu Djibril quand il avait 13 ou 14 ans. A cette époque déjà il faisait partie de ces fameux « incasables ». C’est vraiment étrange cette appellation. Qualifier un gamin d’« incasable », n’est-ce pas déjà l’emprisonner dans une case ? Et une sacrée case ! Cette fameuse étiquette dont il est si compliqué de se défaire. La pire case qui soit. Celle qui t’enferme dans un statut de paria de la société.
Djibril, bien malgré lui, est devenu « la patate chaude » de la région, balloté d’institutions en institutions. En échec scolaire très tôt, il a manifesté un ensemble de troubles qui l’ont rapidement conduit chez le pédo-psy. C’est à partir de là, au moment même où un diagnostic a été posé, que Djibril s’est vu assigné à un destin d’« incasable ». Il avait une dizaine d’années.
Chemin chaotique faisant, de ruptures en exclusions, Djibril s’est installé dans ce statut conféré. Je vous épargne les détails de son parcours : instituts spécialisés, dispositifs alternatifs, hospitalisations… Djibril a connu la rue, la psychiatrie, la prison. Pour un « incasable » c’est quand même fou le nombre de fois où on l’a casé ! Et bien sûr à chaque fois, le même discours des structures d’accueil : « il ne relève clairement pas de notre établissement. Il met systématiquement tout en échec ».
On parle de l’échec de qui là ? Des institutions ? Oui, ça serait bien d’en parler, effectivement. Mais non, en synthèse, on préfère évoquer l’échec de Djibril, son inadaptation sociale chronique, sa violence, ses passages à l’acte et sa pathologie labellisée par plusieurs experts.
J’ai connu Djibril alors que j’étais éduc de prev’, dans une mission bien particulière qui permet souvent de porter un regard différent sur ces gamins éclatés, dans une temporalité qui leur appartient. J’ai été acteur, parfois malgré moi, de cette recherche partenariale de solutions, d’orientations, de cadres adaptés.
Ce n’est qu’au fil de nos entretiens que j’ai compris que je participais alors à renforcer le poids du statut dans lequel notre système l’assignait. J’ai finalement décidé d’accompagner Djibril dans une forme d’errance, abandonnant complètement l’idée de le « caser », me mettant même à l’écart des partenaires inquiets. Étrangement, moins je lui proposais de solutions, plus il voulait me voir. C’est en me sentant dans une forme d’impuissance dans les propositions que j’ai commencé à l’aider réellement.
Je me souviens d’un jour où Djibril, âgé d’à peine 16 ans, m’a demandé : « et toi Vince, tu me vois comment toi ? Comme un sociopathe ?  ». Incroyable mot dans la bouche d’un jeune qui avait parfaitement intégré le discours institutionnel et un diagnostic lourd comme une valise pleine ! Je me rappelle lui avoir répondu que je le voyais comme quelqu’un d’absolument singulier qui méritait qu’on s’intéresse à lui. C’est à partir de ce moment, validé par la lueur dans son regard, que j’ai identifié le seul axe de travail éducatif véritablement pertinent avec lui : l’aider à gratter son étiquette, même si ça pègue sous les doigts.