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► Plonger et rebondir : l’intégrale - Au bout du rouleau

Lien Social a consacré son numéro 1320/1321 aux questionnements qui traversent une action sociale en pleine crise. À la marchandisation, la rigueur budgétaire et perte de sens … répondent l’épuisement, prise d’initiative, réactivité, créativité et dynamisme. « Plonger et rebondir » a reçu près d’une cinquantaine de contributions, mais n’a pu en publier qu’une vingtaine. L’occasion de présenter sur notre site certaines des contributions que le lecteur n’a pas retrouvées dans la revue.

LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?



Par Marie, Conseillère en économie sociale et familiale

D’aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours regardé le monde qui m’entourait avec une grande curiosité et une grande humanité. J’ai toujours été empreinte d’altruisme et de sensibilité…C’est ainsi qu’en 2000, alors âgée de 16 ans, je me suis tournée vers le milieu social en intégrant un BEP Carrières Sanitaires et Sociales. Puis j’ai obtenu mon BAC Sciences Médico Sociales, mon BTS en Économie Sociale et Familiale et enfin le Diplôme d’État de Conseillère ESF en 2008. L’obtention de ce dernier diplôme démontre ma conviction à faire ce métier. Alors même que j’avais du mal avec le système scolaire. J’ai persévéré pour faire ce qui me semblait être une vocation. Mon leitmotiv (très présomptueux) était d’imaginer que je sauverai le monde…

J’ai essentiellement travaillé dans le milieu du handicap puis dans l’insertion par le logement avec un passage par la polyvalence de secteur. C’est ainsi que j’évolue dans cette profession formidable depuis vingt-deux ans avec un certain perfectionnisme et dévouement pour atteindre mon idéal.

Malgré des besoins croissants, la qualité de service est dégradée par les moyens humains, matériels et financiers décroissants ! Aujourd’hui, cette récurrence de devoir faire toujours plus avec des moyens en baisse me met à mal. C’est donc usé et à bout de souffle, que j’écris ces lignes le jour de mes 38 ans.

L’expertise des travailleurs sociaux mérite d’être reconnue, mais les salaires n’ont pas été revalorisés depuis plus de 20 ans. Beaucoup de postes sont vacants ou supprimés, sans compter les arrêts maladies…Cette situation crée un accroissement de la charge de travail.

Il y a également une difficulté de recrutement. Il faut dire que les stagiaires voient nos conditions de travail et n’ont pas forcément envie de poursuivre en cette voie. C’est pourquoi l’Etat aujourd’hui finance un spot publicitaire pour recruter du personnel Médico-social. Choix financier discutable. Ne serait-il pas plus judicieux de prévenir que guérir ?

Ce cumul de difficultés ne m’a pas épargnée, puisque ma pile, pleine en début de carrière, s’est vidée petit à petit et puis une fois vide, cela m’a dévoré moi…Cela s’est traduit par un débordement appelé burn-out. Après des mois de charges mentales, d’insomnies, de déchargement énergétique, de compulsions, mon corps et ma tête ne répondent plus et laisse place à l’abandon de de cette lutte d’idéaux sans succès. Aujourd’hui, l’investissement et l’implication qui ont toujours été mon carburant se heurtent au découragement et à la démobilisation. Les conditions de travail devenues minables ont amoindri mon énergie vitale.

Il y a quelques semaines, j’ai été confrontée dans la même journée, à une personne qui profite du système et une autre que le système n’aide pas. Mon quotidien, ceci dit… mais ce jour-là, j’ai ressenti une profonde injustice et un sentiment d’impuissance face à un idéal irréalisable. J’étais forcée de constater qu’il y’a des limites, au-delà desquelles je ne peux aller et qu’il n’y aura aucun changement concret et durable. Que c’est fatiguant d’avoir le sentiment de se battre contre l’humanité entière. Cela m’a mis à plat, aussi bien mentalement que physiquement.

Il faut dire que la crise sanitaire avait déjà bien favorisé cette situation. Les personnes accompagnées n’ont pas été épargnées. Elles ont vécu de plein fouet l’isolement et la précarisation qui était déjà présente. Pour certaines, nous étions le seul contact ou la seule solution à un problème administratif, financier, vital, familial etc. La simultanéité avec mon isolement professionnel lié aux mesures sanitaires a été fatal. Je ne pouvais plus partager les difficultés vécues, lors des entretiens, auprès de mes collègues. Ces échanges formels et informels qui permettent de se décharger n’avaient quasiment plus lieu et cela a été, pour moi, un facteur d’aggravation qui m’a mise à rude épreuve. Au lieu de me décharger, j’ai chargé et j’ai pris la responsabilité de tout ce que pouvait vivre les personnes accompagnées.

De plus, les nouvelles technologies, sensées faciliter les démarches des usagers, sont trop souvent facteur d’exclusion et peuvent même être perçues comme une agression. En effet, les personnes n’ayant pas internet ou ne sachant pas lire et écrire ne peuvent faire valoir leurs droits, de manière autonome. La crise sanitaire a augmenté ce genre de démarches dématérialisées et l’isolement des personnes ne permettait pas de demander du soutien, quant à la réalisation des démarches. Une fois de plus, nous étions en première ligne, pour faire valoir les droits de ces personnes.

C’est progressivement, depuis cette crise, et à force de m’occuper, voire de me sacrifier pour les autres, que je suis aujourd’hui dans l’incapacité de donner aux autres et même à moi-même. La prise de conscience a été de voir mes enfants inquiets. Ils étaient présents à plusieurs moments où je ne pouvais contenir mon ébullition. À force de bruler de l’intérieur, j’ai explosé à l’extérieur et c’est en entendant mon fils cadet dire à ma mère « à cause de son travail, Maman n’aura bientôt plus de larmes » et de constater le lendemain matin que mon aîné avait fait pipi au lit, que j’ai réalisé que fonctionner en désaccord avec mes attentes et mes convictions profondes avait été invasif pour moi, mais aussi pour ce qu’il y a de plus cher à mes yeux… J’ai pris conscience tout doucement que ma santé et celles de mes proches était menacée. Le temps et les énergies consacrés à vouloir réaliser mes idéaux ont été tellement importants, que j’ai brulé la chandelle par les deux bouts. Je me suis épuisée et rendue malade. Ce jour-là, J’étais redevenue à l’état d’un nourrisson ayant besoin de ma mère. La seule force que je puisais me permettait de manger et me laver et sinon je passais mon temps à dormir. Comme un bébé, j’étais consciente du monde qui m’entourait mais dissociée de celui-ci…comme incapable.

Bien entendu cet état d’impuissance met un sacré coup à l’estime de soi…Et le regard de pitié de certains proches alimente cet état car il nous renvoie à notre impuissance.

C’est donc tous ces « stresseurs » professionnels vécu dans le social et répétés continuellement qui en s’inscrivant dans la durée ont engendré un état de fatigue psychologique et une absence totale d’énergie. Aujourd’hui, je ressens une grande fatigue et je n’ai plus de vitalité physique. J’ai épuisé tout mon stock de « Capital Énergie ». Puiser constamment dans mes ressources personnelles la force, dont j’avais besoin pour mener mes tâches à bien, me fait ressentir aujourd’hui un vide profond. Mes ressources individuelles n’étant pas illimitées, elles se tarissent. Je me sens littéralement vidée, au bout du rouleau. J’en viens même à croire que c’est une fatalité et qu’aucuns moyens ne viendront recharger mes batteries.

Bien sûr, cela n’est pas venu du jour au lendemain, mais de manière insidieuse. Dans un premier temps, ça se traduisait par une démotivation, puis un regard négatif sur cette profession. Ensuite, il m’a été plus difficile d’interagir avec les personnes accompagnées. J’essayais de moins m’impliquer et d’avoir une attitude détachée envers les personnes accompagnées afin d’établir des barrières émotionnelles. Comme un mécanisme de défense afin de gaspiller le moins possible mon énergie. Est ensuite venue, l’incapacité à faire face aux obligations professionnelles et je percevais un décalage entre mes valeurs et celles du terrain. La joie de la réussite et la satisfaction d’avoir rempli mes objectifs sont devenus plus en plus difficiles à atteindre. Le dévouement et l’engagement professionnel a disparu.

Puis les derniers mois se sont traduits par des douleurs physiques, des insomnies, un manque de concentration, une hypersensibilité, un isolement, un repli sur moi…Toutes mes relations étaient devenues énergivores et je préférais donc rester seule.

Actuellement, je suis dans l’incapacité d’être en relation avec mes proches. Je m’isole car je crains de faire face aux émotions des autres et de ne pouvoir les aider. Je ne sais gérer ma propre émotion, mon propre vide. Comment pourrais-je gérer les sentiments des autres ?


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