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► LE BILLET de La Plume Noire • Café Olé
Joly Laura le sait au plus profond d’elle-même. Si elle refuse, quelque chose risque de se briser. Ce sentiment l’effleure à peine, mais elle en a l’intime conviction. Alors, elle accepte. Madame Sparagna, plus communément nommée Natasha sur l’unité, est ravie.
Toutes deux s’assoient à la terrasse de ce café de quartier devant lequel Laura passe quotidiennement, quand elle se rend ou quitte son lieu de stage. En formation d’éducatrice spécialisée, elle officie comme stagiaire depuis trois mois au sein d’un foyer de vie destiné aux personnes atteintes de troubles psychiques. Natasha est l’une d’elle. Enseignante, mariée, mère de deux enfants, cette femme de trente-cinq ans a un jour décompensé. Elle oscille maintenant entre moments de lucidité et bouffées délirantes. Elle est une patiente relativement stabilisée et Laura a obtenu l’autorisation ce jour de l’accompagner pour régler un problème administratif.
Sur le retour, passant devant le café, Natasha propose à Laura de boire un verre. C’est une invitation. En un dixième de seconde, Laura est traversée par une foultitude de questions. Professionnelle en devenir, voilà qu’une résidente vient personnaliser la relation. En son for intérieur, au milieu de cette vague d’interrogations, une petite voix l’avise d’accepter. Les boissons consommées, Natasha paye et toutes deux s’en retournent sur l’unité.
Turlupinée par le goût de la menthe à l’eau encore tout frais et présent sur son palais, Laura s’en épanche auprès de sa référente de stage. Cela n’aurait pas dû se passer comme ça. Il n’est pas possible d’accepter un verre aux frais d’une résidente. Ce genre d’activité s’organise. Il convient d’en parler en équipe, de demander un budget et une fois le tout validé, le coup en terrasse peut advenir. Laura a bien retenu la leçon. Le lendemain, de la monnaie au fond de sa poche, elle se rapproche de madame Sparagna.
Bonjour Natasha, je voulais vous parler de ce verre que vous m’avez offert hier. Je ne vais pas pouvoir accepter. Voilà, je tenais à vous rembourser. La prochaine fois, nous organiserons un peu mieux ce genre de sortie.
Il n’y aura pas de prochaine fois. Natasha a fortement investi la jeune stagiaire. Elle aime beaucoup faire appel à elle pour diverses choses, prétexte pour l’avoir à ses côtés et déambuler ainsi avec quelqu’un sur les chemins tortueux de sa folle lucidité. Étrangement, ou plutôt naturellement, en peu de temps, Natasha se fait quelque peu distante avec Laura. Ce n’est pas très plaisant, au nom de la professionnalité, d’être renvoyée à un statut d’objet. Natasha Sparagna a perdu une bonne partie de ce qui constituait sa vie : sa raison, son travail, son mari, ses filles, sa famille, son statut de mère, de femme, de sujet.
À la terrasse de ce café, offrir un verre à Laura lui a permis de retrouver sa dignité, une part de sa vie d’avant, celle d’une personne libre de décider de la manière d’utiliser son temps et son argent.
Mais elle est maintenant prise en charge en institution au sein de laquelle une place lui est attribuée. Celle d’une personne devenue résidente qui n’a plus le droit de payer un verre à quelqu’un.
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