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► LE BILLET de La Plume Noire • Vie de famille
François Durand, éducateur spécialisé de son état, se rend compte avec un peu de retard de ce qu’il vient de faire. Raccrocher au nez de madame Lacoste. Comme souvent, elle venait de lui dire « Ah François, mon préféré » et puis elle avait demandé à parler à ses filles. Comme souvent, l’éducateur avait répondu qu’il allait les chercher et puis machinalement, sans s’en apercevoir, cette fois-ci il avait reposé le combiné sur son socle, laissant ainsi la mère de famille face à la tonalité du téléphone entrecoupée de silence.
Un acte manqué. Parfait celui-là. Foutez-moi la paix ! Laissez-moi bosser ! Laissez-moi être là ! Laissez-moi m’occupez de vos filles ! Laissez-moi m’occuper des autres aussi ! De la préparation du repas ! Des douches ! Des devoirs ! Des conflits ! Laissez-nous vivre ! Laissez… !
Mais comment pourrait-il l’expliquer ? J’ai raccroché parce que vous m’emmerdez, parce que je me suis accaparé vos filles ; parce que je veux simplement vivre l’instant, parce que je veux être dans le partage du quotidien, sans que l’extérieur ne vienne me casser les noix ; parce que je veux avoir l’impression de ne pas être au travail, parce que ces coups de fils incessants me rappellent sans cesse que je suis au travail et que ce qui réunit les personnes sous ce même toit n’est pas naturel mais le résultat d’une organisation juridico-administrative ; parce que je voudrais être libre de toutes contraintes institutionnelles ; parce que je veux pouvoir exister sans que ce putain de système ne vienne mettre son nez dans la rencontre précieuse d’avec les enfants…
François apprécie madame Lacoste, cette femme brisée qui passe la plupart de son temps en hôpital psychiatrique. Mais là, en la mettant à l’écart, force est de constater que son inconscient a frappé très fort. Il se saisit à nouveau du téléphone pour la rappeler et balbutie une mauvaise excuse de problème technique, puis court chercher les filles.
Il raconte son geste à Laure-Anne, sa collègue avec qui il assure le service ce soir. Elle le regarde amoureusement avec ses grands yeux bleus et sourit. François aime être avec elle. Il apprécie également se retrouver avec Jérôme, son autre complice. Avec lui, il part toujours au travail le cœur joyeux. Il sait que la soirée sera bonne, même si elle se passe mal. Une belle tranche de vie.
Laure-Anne, en plus d’être l’éducatrice qui égaye le home d’enfants, en plaçant des plantes un peu partout, est la maîtresse de François Durand. Parfois, quand il assure la nuit du samedi au dimanche, elle le rejoint et ils font l’amour jusqu’à l’aube. Cela peut aussi arriver, le matin, l’après-midi, en soirée, dès qu’ils bossent ensemble et que l’espace et le temps le permettent. Ils en rigolent « Nous poussons le professionnalisme du couple éducatif à son paroxysme. »
Tout cela participe du désir de François de créer un cocon familial. Mais les coups de fils incessants de la direction, des partenaires, des familles, empêchent bien souvent la possibilité de l’illusion du retrait. Son acte manqué est là pour le signifier et madame Lacoste toute à sa folie se demande encore si ce problème technique n’est pas ni plus ni moins de l’enfumage.