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► LE BILLET de Ludwig • Je ne suis plus en colère
Je ne suis plus en colère. Je m’en suis aperçu comme ça, du fait d’un changement de fonction. Elle m’a quitté. Et ça fait du bien ! Elle m’a accompagné pendant près de 20 ans, me portant parfois, me faisant mal souvent.
Je suis rentré dans le travail social par conviction. Par choix politique. Je ne supportais pas, je ne supporte toujours pas, les injustices, les inégalités sociales. Un système qui génère de l’exclusion. Alors j’ai mis mes engagements et ma révolte dans un métier qui donnait du sens à mon existence. Ce métier d’éducateur, me semblait être le bon endroit pour être aux côtés des plus démunis. Je suis entré en formation puis, diplôme sous le bras, comme un bleu, j’ai commencé à exercer en prévention spécialisée. Par conviction. Par adhésion aux valeurs et à son histoire. Par choix, dans le secteur, d’un milieu professionnel différent. J’y ai fait de belles rencontres, vécu des aventures humaines incomparables.
J’ai par la suite travaillé en Maison d’enfants à caractère social, en accueil d’urgence pour adolescents, en centre d’accueil pour demandeurs d’asile ou dans le polyhandicap adulte. Et j’ai toujours constaté la dérive d’un bateau ivre. Et puis il y a cette question : qui sommes-nous en tant que travailleurs sociaux ? Des agents du capital, accompagnant des personnes à s’insérer socialement, conformément aux attentes d’un système ? Ou bien des tuteurs, des guides, des pédagogues qui cheminons avec les gens sur la voix de l’émancipation, leur permettant de choisir leur vie, plutôt que de la subir ? Oui, mon engagement dans le travail social parle de la résistance, de l’indignation, d’une juste colère des trahis et des trompés, de leur droits et de leur devoir de se rebeller contre les transgressions dont ils sont victimes. En apportant et en créant le contexte favorable à l’émancipation, au libre choix. C’est peut-être pour ça que ma pratique m’a imposé de prendre position, de rompre.
J’ai pu faire des erreurs. Et prendre des coups. Cela n’a pas entaché mes convictions profondes de vouloir apporter du changement. J’ai pu être inadapté parfois dans l’expression de ma colère. Contre l’ordre institutionnel établi et la dérive du travail social. Mais j’ai été en colère. Elle a pu me ronger, apporter à moi et aux miens de la noirceur, de la morosité. S’ils me lisent, je m’en excuse. Trop touché certainement par les délogés de Saint-Bernard, les familles à la rue, les noyés de la méditerranée et d’ailleurs, la misère galopante. J’y ai perdu quelques espoirs, quelques idéaux, le sens parfois. La colère n’est pas bonne conseillère. Mal placée ou mal apprivoisée, elle n’en est pas efficace. Je ne regrette rien de mes choix. Ils sont le reflet de qui je suis, d’où je viens.
Puis un jour, j’ai eu une opportunité de continuer dans le travail social, différemment, y apportant autrement. Et je me suis surpris un matin, en allant au travail, à sentir monter une boule dans le ventre. Un sentiment physique de bien-être rarement ressenti. Un sourire qui se dessine. Une colère qui s’en est allée. Je ne suis plus en colère.