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► Plonger et rebondir : l’intégrale - L’épuisement
Lien Social a consacré son numéro 1320/1321 aux questionnements qui traversent une action sociale en pleine crise. À la marchandisation, la rigueur budgétaire et perte de sens … répondent l’épuisement, prise d’initiative, réactivité, créativité et dynamisme. « Plonger et rebondir » a reçu près d’une cinquantaine de contributions, mais n’a pu en publier qu’une vingtaine. L’occasion de présenter sur notre site certaines des contributions que le lecteur n’a pas retrouvées dans la revue.
LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?
Par Sarah Jeanmonnot, cheffe de service
03/01/2022, voilà je monte dans la voiture, je reprends le travail. J’ai cru que je l’avais laissé à la maison, oublié au fond d’un tiroir coincé entre mes nouvelles résolutions de début d’année et mes vieilles habitudes. Mais non, elle est montée avec moi, cette boule au ventre, cette peur incompréhensible, qui augmente de jour en jour, malgré moi.
01/09/1998, je me revois pré-stagiaire dans un foyer d’hébergement à 22 ans. J’étais fière de décrocher ce premier emploi qui allait confirmer ce choix professionnel : être éducatrice.
Me tourner vers les autres en difficulté, aider mon prochain à faire par lui-même sans se ridiculiser. Permettre à une personne abîmée, cabossée de la vie de pouvoir s’épanouir hors du cadre normatif et être le tuteur de ces pousses fragiles…
J’ai commencé par la petite porte, monitrice-éducatrice, VAE éduc spé’, puis en 2010 Chef de service éducatif. J’ai appris sur le terrain, j’ai confirmé mes compétences, j’ai gravi chaque échelon, en donnant du sens à mes actions. J’ai défendu des valeurs au sein de mon association issue de parents d’enfants en situation de handicap. J’ai toujours cru en mon employeur qui militait pour l’humain.
Aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis, je me suis perdue entre un tableau de statistiques et une variable de paye. Je ne suis pas une éduc chef, la hiérarchie m’a demandé de gommer le « éducatif » de mon titre, je ne suis donc devenue chef de service. Par coquetterie, j’ai ajouté un peu de féminin, je suis devenue cheffe … on me parle de manager, de leader positif, de gestionnaire d’établissement.
J’avais coché toutes les cases : bon élève, fidèle soldat à mon poste, pas d’esprit rebelle, une volonté d’accompagner les nombreux changements, de motiver les troupes, de soutenir les équipes, d’écouter les situations complexes éducatives.
Ce matin, je n’ai pas eu envie de me lever, j’ai bien senti à la dernière réunion que les remarques de l’équipe éducative m’ont ébranlée, je n’avais pas la force de répondre. J’ai bien calculé le temps que je mettais à remplir un tableau, je sais que ma collègue a mis moins longtemps. Suis-je devenue « has been » à 45 ans ? Suis-je en décalage, pas assez performante ? Suis-je atteinte de ce mal actuel ? De ce que l’on nomme burn-out ? Non, pas moi, je n’avais pas signé pour ça !
J’ai perdu l’objectif de « l’usager au centre du dispositif », il s’est retrouvé écrasé sous une pile de dossiers entre Sérafin-ph et un volume horaire à valider.
J’ai perdu foi en mon travail, mais surtout foi en moi. J’ai les larmes au bord des yeux. Je ne suis pas capable de faire correctement mon travail. Je suis devenue un pantin, l’ombre de moi-même, courant après les dossiers, tentant de faire tourner deux établissements. Je sème de la frustration, car je n’ai pas assez de temps, je colle des pansements sur des plaies, je n’arrive plus à soigner le mal à la racine, je suis perdue entre mes doutes et ma fatigue. Elle est devenue ma meilleure amie, ma mauvaise conseillère émotionnelle et elle grandit au fur et à mesure que s’instaure notre triste relation.
J’aime toujours « mes » résidents, ils sont ma raison de sourire, même si je les délaisse complètement. J’aime toujours mon métier, mais je suis dos au mur. Je n’arrive plus à relancer les dés, faire juste un pour avancer, je reste dans ma case prison et je regarde la partie avancer. J’ai beau eu faire ce fameux « pas de côté », prendre de la hauteur, au final je suis tombée bien bas.
Pourtant, j’ai un tempérament de battante, de cadre dynamique, j’y suis arrivée pendant 12 ans, alors là que m’arrive-t-il ? Que pourrais-je faire d’autre puisque c’est toujours en moi ? Depuis 27 ans, je suis tombée dedans avec cette intime conviction que c’était mon chemin professionnel. J’ai appris, j’ai évolué, pas réfractaire au changement, relevant de nombreux projets. Mais là, je ne comprends pas.
Le médico-social est-il devenu un rouleau compresseur ? Une logique pure d’entreprise, avec le retour d’une certaine forme de taylorisme ? On développe la performance, on efface le point de départ : l’Humain.
Aujourd’hui, je ne sais pas où je serai demain, je sens l’arrêt de travail me tendre la main, mais je veux encore tenir un peu. Je continue encore un peu, tant que je suis debout, avec mes yeux de Panda cernés et mes petites valeurs. Je vais repartir plus prudemment sur le champ de bataille, je vais tenter de ne plus me brûler les ailes et faire moins avec ce que je peux encore donner.
J’ai encore un peu de force pour me battre pour le projet de Michelle qui souhaite partir en vacances, pour Sylvain qui développe des troubles obsessionnels et pour Martine qui vient d’être diagnostiquée avec des troubles du spectre autistique…
J’espère juste que le combat n’en vaut pas la peine que je ne me bats pas contre des politiques sociales glaçantes de stratégies financières, au détriment de politiques humaines.
Il me faut, tel un funambule, tenir en équilibre, pour rester debout, pour ne pas chuter, pour ne pas devenir moi-même une personne à accompagner…
LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?