N° 1215 | Le 19 octobre 2017 | par Philippe Labbé, ethnologue, docteur en sociologie. | Espace du lecteur (accès libre)
Voilà qui ne fait qu’accentuer la faille entre une pensée de la complication et une pensée de la complexité : « La région Hauts-de-France veut financer les missions locales en fonction de leurs résultats », titrait une dépêche datée du 10 juillet dernier. Expliquons-nous. Les missions locales, créées il y a trente-cinq ans à la suite du rapport de Bertrand Schwartz, sont des associations (il existe quelques groupements d’intérêt public) cofinancées par l’État et les collectivités territoriales. Au nombre de 445 aujourd’hui, elles constituent le premier réseau national d’accueil et d’accompagnement des jeunes en difficulté d’insertion, soit 1,5 million de jeunes accompagnés par an.
Depuis leur création, leur modèle économique, a priori judicieux avec l’antienne du « partenariat » (pluri-financement État et collectivités), est défaillant. Selon un récent rapport du Sénat, le tiers de ces structures est en grande fragilité financière car, si la loi a créé un droit dit « créance » d’accompagnement pour tout jeune en risque d’exclusion professionnelle (article 13 de la loi de Cohésion sociale, 2005) et en a confié la mise en œuvre aux missions locales, le législateur n’a jamais défini qui paierait l’exercice de ce droit.
Si l’aide aux personnes âgées est à la charge des départements, on ne sait qui finance en tant que chef de file l’insertion des jeunes. Résultat : celle-ci est une « patate chaude » que se refilent les institutions… sans pour autant être économes de grands discours, yeux embués, rouflaquettes style IIIe République et voix chevrotante, façon Malraux accueillant les cendres de Jean Moulin au Panthéon, en appelant à la mobilisation pour « la jeunesse, impératif national ! ».
Bref, les collectivités préfèrent habituellement investir dans des ronds points avec charrette vernaculaire, menhir relooké art conceptuel ou massifs floraux, cela se voit, que dans leur jeunesse qui piétine aux portes du marché du travail et qu’on y fait entrer à coups d’exonérations, de primes… Toutes choses qui, nonobstant les effets d’aubaine et de substitution, en viennent à considérer la jeunesse non comme une descendance (un petit d’homme) mais comme une soustraction (un petit homme) : un jeune vaut moins qu’un adulte, la jeunesse est disqualifiée au motif d’inexpérience comme la vieillesse l’est au motif d’obsolescence.
Malgré la mobilisation de tous les acteurs du réseau, employeurs et syndicats, le lobbying de l’ARF (Association des Régions de France) a été efficace : aux compétences de la formation professionnelle et du développement économique de ces collectivités vient se greffer, dans le cadre de la loi NOTRe (Nouvelle Organisation Territoriale de la République), la compétence emploi, sois-disant de façon expérimentale, et, de la sorte, les missions locales vont voir l’État, leur principal financeur (46% du financement structurel), se retirer au bénéfice des Régions qui, toutes, n’ont pas vis-à-vis d’elles les yeux de Juliette pour Roméo. Vieille histoire : les missions locales ont été créées sur la base d’un rapport commandé par Pierre Mauroy, premier ministre de Mitterrand, et il est vrai que leurs 14 000 professionnels, tropisme social aidant, sont majoritairement « de gauche ».
Ce réseau national, fort d’une longue expérience validée par moult rapports (IGAS, IGF, Cour des Comptes, Assemblée nationale, Sénat, etc.), inscrit dans le code de l’Éducation et dans celui du Travail, disposant depuis 2000 d’une mission de service public, ne garantira plus un critère définitoire de cette dernière, l’égalité de traitement, car chaque Région, maître en son territoire, décidera de sa générosité ou pingrerie.
Comment moins subventionner ? Et bien c’est très simple : introduisez dans le financement le principe d’une « part variable » en fonction des résultats puis, progressivement, placez les objectifs de résultats suffisamment hauts pour que, à la façon de la queue à attraper dans le manège, peu puissent la saisir. Soyons clairs : cette obligation de résultat, mesurée par l’accès à l’emploi ou à la formation qualifiante, est une imbécillité. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que deux variables échappent totalement aux professionnels : ce ne sont pas eux qui embauchent, ce ne sont pas eux qui décident d’aller travailler ou non. Mais surtout parce qu’elle contraint par des objectifs purement quantitatifs et sectoriels (l’emploi, la formation) à tirer un trait sur le concept fondateur, original et pourtant tellement évident, des missions locales : l’approche globale ou prendre en compte la multiplicité des besoins des jeunes, c’est-à-dire aussi la santé, le logement, la mobilité, la culture…
Tout cela prend du temps, donc de l’argent, et est qualifié de problème périphérique (sic)… comme si être malade ou à la rue était accessoire ! Il faut être bien repu (la note du déjeuner transmise aux services administratifs de la Région), calé dans son égoïsme d’inclus cédéisé et ignorant de la maltraitance subie par de nombreux jeunes (et moins jeunes), pour s’autoriser de tels mots !
En portant l’étendard de l’obligation de résultat, les édiles sont les fossoyeurs de la culture du résultat, un impératif éthique jusqu’à maintenant partagé par ces professionnels… mais jusqu’à quand ? Car, bien évidemment, que croyez-vous que ceux-ci feront lorsqu’ils seront menacés de licenciements ? Beaucoup courberont l’échine et, pour atteindre des résultats monnayables, sélectionneront en amont les jeunes dont les chances de « sortie positive » seront meilleures… laissant sur le bord de la route celles et ceux moins bien nés, moins dotés en diplômes, en soutien familial et en carnet d’adresses. Ils abandonneront l’objectif d’efficacité au bénéfice de celui de « performance » distillé par le new public management car il faudra être le meilleur pour décrocher la timbale.
Tout cela est profondément désolant et révoltant. C’est aussi la démonstration d’une pensée de la complication, qui sépare, une « pensée disjonctive », selon les mots d’Edgar Morin, face à une pensée qui devrait relier, une « pensée complexe ». Le vieux monde ne parvient pas, en-dehors de son appétence pour les modes et le high-tech, à comprendre la complexité. Pour lui, A sur B donne C. Or, dans les relations humaines, dans le travail social et le travail sur autrui (François Dubet), A sur B ne donne pas C mais C’… ce prime étant le signe de l’aléatoire et aussi de la liberté de l’individu.
À défaut de comprendre, les thuriféraires de l’obligation inepte de résultat devraient a minima se méfier car rien ne permet de garantir que ceux qui se sont longtemps agenouillés soient incapables de se relever : « Une société se juge à la façon dont elle traite ses exclus. » C’est mal parti pour le jugement.