N° 1221 | Le 23 janvier 2018 | par Yvon Corain, formateur | Espace du lecteur (accès libre)
Le travail social professionnel est depuis ses débuts tendu entre deux pôles antagonistes : un pôle idéologique, qui met en avant la finalité du travail social, en considérant que les moyens doivent suivre les fins ; un pôle pragmatique, qui met en avant la technicité du travail social, en considérant que les fins doivent suivre les moyens. Pour les uns, le travail social est un travail particulier qui doit prioritairement assumer sa part idéologique de militance politique, dans une recherche d’amélioration de la solidarité sociale sous toutes ses formes (Grand, Pourquoi le travail social ?, revue Esprit, 1972) ; pour les autres, le travail social est un travail comme un autre qui doit prioritairement assumer sa part technique d’application d’un projet de politique sociale, décidé au niveau national ou local, dans une recherche d’efficacité de l’intervention sociale. Cette dualité a impliqué de nombreux débats pour savoir comment penser et pratiquer le travail social ; et incidemment comment former les travailleurs sociaux, et à quoi.
Les pôles du travail social
Un constat historique s’impose : le travail social est passé d’un pôle idéologiste prédominant à un pôle techniciste prédominant. Deux raisons principales à cela : globalement, La scientifisation du politique, analysée par Habermas (1973) ; localement, « Les métamorphoses de la question sociale », analysées par Castel. On peut préciser, avec Belorgey, une « raison » concomitante : c’est que le social a un coût ! D’où l’introduction dans le travail social, à partir des années 2000 (avec la LOLF), d’une nouvelle culture, à vocation pragmatique mais à finalité techniciste : logique gestionnaire, culture du résultat, management, ingénierie sociale, évaluations interne, externe et individuelle, guides des bonnes pratiques, formation des travailleurs sociaux selon la logique des domaines de compétences.
Cette acculturation ne s’est pas faite sans mal, et pose problème : Chauvière a critiqué les dérives de ce nouveau modèle marchand du travail social, et il se demande : « Que reproche-t-on aux métiers [du travail social] pour s’acharner à les liquider de la sorte ? » Mais on peut préciser que ce n’est pas seulement la marchandisation du travail social qui s’est jouée, c’est aussi la taylorisation, modernisée, du travail social qui s’est réalisée.
La théorie taylorienne repose sur l’idée que l’efficacité au travail demande de séparer la conception de l’exécution ; autrement dit, il est demandé aux ouvriers, pour qu’ils réalisent au mieux les tâches prescrites, conçues par les ingénieurs, de ne pas penser leur travail, et de suivre des scripts, des procédures. Ce que Doray a appelé la folie taylorienne, car la clinique de l’activité montre qu’il n’est pas possible de ne pas penser son travail, qu’il y a toujours une subjectivité à l’œuvre dans l’activité.
Éthique versus technique
Or, cette activité subjective dans le travail apparaît plus sensible dans les métiers dits de service, et notamment dans les métiers d’aide à autrui, car l’objet du travail est un sujet ; il y a donc une intersubjectivité au cœur même du travail social. On comprend dès lors que la question idéologique de la prise en compte de la subjectivité (celle du travailleur social comme celle de l’usager des services sociaux) soit importante, puisqu’il ne s’agit pas seulement de (se) dire comment on fait, ce qui relève de la technique, mais de (se) dire pourquoi (et même pour qui) on le fait : ce qui relève de l’idéologie (construction collective) ou de l’éthique (construction personnelle).
Mais alors que faire de la subjectivité, de l’éthique et de l’idéologie dans le travail social ? Dans Pourquoi le travail social ? (1972), Chauvière propose de désidéologiser la formation pour autonomiser les travailleurs sociaux, alors que Grand suggère qu’il faut partir des idéologies et travailler dessus pour arriver à une culture commune. La position de Chauvière apparaît alors étonnante car elle mène justement à une technicisation radicale du travail social, qu’il condamne depuis au moins 2007. Alors que la position de Grand semble aller dans le sens de ce que Dejours appelle la coopération et l’ethos professionnel, comme centres névralgiques de tout travail.
Un drame se joue
Voila donc le drame du travail social professionnel, partagé entre la nécessité d’une éthique de travail, ce qui convoque au mieux des idéologies humanistes, au pire des idéologies subjectivistes, et la nécessité d’une technique de travail, ce qui convoque au mieux du pragmatisme (les conséquences de l’action), au pire du positivisme : c’est-à-dire la certitude que le savoir dirige l’action, alors que la clinique de l’activité montre que l’action, qui fait toujours l’objet d’une réflexion, est ce qui permet de savoir.
Le terme « drame » utilisé ici provient de Le Guillant qui indique qu’il y a chez l’individu au travail une épreuve de dissociation entre une idéalité et une réalité qui varie en fonction des « conditions sociales » de l’individu et de la société. Lorsque cette dissociation est trop importante, notamment lorsque les conditions de travail amènent l’individu à avoir le sentiment qu’il n’est plus qu’en position d’objet, l’idéalité se transforme en « ressentiment ». Dejours a proposé le concept de souffrance éthique pour décrire la conséquence psychopathologique d’un conflit non résolu entre une technique prescrite et une éthique ; éthique qui est soit exprimée soit refoulée par l’individu, mais qui est le plus souvent niée, contournée ou détournée par les nouvelles organisations du travail, qui apparaissent comme une version modernisée du taylorisme (Linhart, 2015).
Un tel ressentiment, que Le Guillant observe en son temps chez « les bonnes à tout faire », paraît très présent chez nombre de travailleurs sociaux ; au point que certains s’inquiètent d’une baisse de l’attractivité et d’une difficulté à recruter (Jaeger, 2009), en y voyant, peut-être, un effet des réformes décidées à partir des années 2000.
Le drame du travail social professionnel, exemplaire du « drame humain du travail », c’est précisément de ne pas arriver à trouver un certain équilibre, une certaine articulation, entre idéologisation et technicisation.
Le drame actuel du travail social professionnel, exemplaire de « la comédie humaine du travail », c’est précisément que ses concepteurs actuels pensent avoir trouvé cet équilibre dans l’idéologie techniciste, c’est-à-dire dans l’idéologie de la science appliquée, ici au travail social ; or, la science est une idéologie particulière en ceci qu’il s’agit d’une idéologie qui nie son origine idéologique.
Au moment où l’on pense à La scientifisation du travail social (Rullac, 2014), il me semble bon de rappeler le rôle essentiel de l’antagonisme (Lupasco, 1986) et du « conflit de critère » (Clot, 2017).