N° 1220 | Le 11 janvier 2018 | Dominique Lepage, éducatrice spécialisée et formatrice (Toulouse) | Espace du lecteur (accès libre)
Comment garder l’amour du métier… Je n’ai aucune difficulté à parler d’amour comme une nécessité pour s’inscrire dans ce métier d’éducateur spécialisé auquel je forme, car pour protéger, accueillir, écouter, consoler, interdire, sanctionner, autoriser, insérer, accompagner, prendre soin, espérer, inventer, animer, et surtout se séparer, il en faut ! Il faut porter en soi un amour pour l’autre qui vienne répondre à son besoin d’attachement, son besoin d’étayage, son besoin d’investissement, son besoin d’exister. C’est ce qui leur a le plus manqué.
Moi-même je revendique un amour profond pour ce métier qui me fait vivre si fortement l’énigme de l’autre et ce faisant, à mon insu, me permet de résoudre un peu l’énigme de ce que je suis. C’est cet amour pour mon métier qui me rendait si exigeante en tant qu’éducatrice spécialisée, puis chef de service, et je l’ai parfois payé cher, jusqu’au licenciement « abusif » car mon enthousiasme, mon exigence venaient désinstaller des professionnels défaillants et des institutions technicistes. C’est l’amour du métier qui m’a fait venir à la formation car c’était le lieu le plus sûr pour faire transmission de cet amour indispensable du métier auprès de ceux qui sont sur le seuil et qui demandent à entrer dans ce métier pour le servir.
Sélection
Dans le champ de la formation, il ne s’agit pas pour moi d’être aujourd’hui poète ou une éduc acidulée par un sentimentalisme nauséabond car il faut le dire, l’amour est exigeant ! Ce que je cherche à adresser c’est une parole forte de ce qu’un tel métier exige de savoirs, de qualités, d’humilité, de créativité, de patience et de passion. Il faut prévenir les futurs éducateurs de ce que l’expérience institutionnelle viendra percuter chez eux. Il faut les y préparer car seuls ceux qui ont un véritable amour n’y perdront pas leur âme et garderont le sens de ce qui les a menés à ce métier contre vents et marées (institutionnels) : la Rencontre humaine entre sujets à partir de laquelle, l’être vulnérable va faire une expérience nouvelle et si possible positive qui peut produire un changement dans sa manière d’être au monde.
Alors soyons aussi des gardiens du métier par amour. Osons dire qu’au-delà du contexte actuel difficile, du manque de budgets, de la technicisation et scientifisation des pratiques, il y a aussi notre responsabilité de gardien à laquelle nous avons pu faillir. Nous sommes pris dans des logiques de diplomation (centres de formation, formateurs, professionnels tuteurs de stage) et nous laissons entrer dans le métier des adultes qui ne sont pas prêts, qui n’ont pas un niveau de savoirs qui permet une démarche de clinique éducative, qui ont pu montrer des insuffisances « graves » au cours des stages, ou en qui on ne reconnaît pas d’amour du métier. Notre processus de sélection est insuffisant avec trop souvent des candidats qui, au moment du concours, n’ont pas assez soigné leur propre histoire ou qui n’ont pas éprouvé l’exigence de la rencontre avec la vulnérabilité des personnes confiées à nos métiers. Combien d’entre eux quittent la formation en cours de route, et c’est le moins pire ? Combien d’entre eux n’exerceront jamais ? Ce nombre s’accroît. Et combien seront des éducateurs qui « fonctionnent » au lieu d’instaurer une rencontre ?
Risque de désintégration
Bien sûr et on a raison, on n’est pas, le jour du diplôme, l’éducateur qu’on deviendra toute sa vie et j’essaie tout au long de la formation, de soutenir, d’encourager, d’orienter, de valoriser, de proposer de quoi consolider, nourrir, métaboliser chez chacun un socle de connaissances et d’expériences comme autant d’appuis à la construction d’une posture singulière.
Mais ayons le courage de l’amoureux pour dire « tu n’es pas prêt », « tu as besoin de plus de temps », « c’est peut être un métier différent qui répondra mieux à tes capacités », et même « ta posture est incompatible avec l’exercice de ce métier » !
Il y a bien une reconnaissance entre pairs qui doit s’opérer dans tout le compagnonnage que propose cette formation en alternance, dans la certification entre pairs au moment de l’examen, et chacun doit prendre sa responsabilité de gardien du métier. Il ne s’agit pas d’interdire l’entrée par une orthodoxie idéaliste du métier, ce qui reviendrait à l’appauvrir puis à le faire disparaître, mais je suis témoin de nombre de recruteurs, de tuteurs de stage ou de formateurs qui reconnaissent qu’ils n’embaucheraient pas quelqu’un, et qui pourtant le valident au moment du diplôme en édulcorant une évaluation de stage, en concédant un dix à l’épreuve, en comptant sur le temps…
Au seuil d’une nouvelle réforme qui fait miroiter un niveau licence comme une garantie d’excellence du côté des savoirs théoriques pour exercer en tant qu’ES, faisons vivre que ce niveau d’exigence doit être aussi du côté de la posture professionnelle. Il y a là un défi qui doit faire reconnaître à la fois la beauté de ce métier pour attirer de futurs collègues et son caractère impossible (parce qu’incertain) auprès des prescripteurs, sans renoncer à l’exigence d’un métier qui réclame tant d’amour, c’est-à-dire d’engagement de soi, de connaissance de soi.