N° 1223 | Le 20 février 2018 | par Philippe Merlier, philosophe | Espace du lecteur (accès libre)
À la maison des sourires de la fondation Ronald Mc Donald, une équipe de trois conseillers en économie sociale et familiale (CESF) accueille et soutient les familles d’enfants gravement malades hospitalisés. Le décès d’un enfant est d’autant plus difficile à supporter que c’est sans doute le drame le pire qu’un humain puisse connaître puisqu’il contredit l’ordre naturel de la filiation. Plus la relation est empathique avec les parents, plus le travailleur social est affecté émotionnellement. La directrice considère très justement qu’il ne faut pas lutter contre [ses émotions], il faut en prendre conscience et les dire, d’où l’importance du relais au sein de l’équipe. Il importe « d’être réaliste sur ce qu’on ressent ». L’émotion est telle lors du décès de l’enfant que la famille demande parfois à tutoyer, embrasser ou étreindre le professionnel…
L’annonce du décès de l’enfant est toujours un choc : elle n’est jamais très précisément prévisible et on n’y est jamais vraiment préparé. Mors certa, hora incerta. Lorsque l’oncologue lui annonce la triste et cruelle nouvelle, il peut revenir au professionnel de devoir rédiger une lettre à la famille alors qu’elle n’est pas supposée savoir qu’il sait : l’exercice est délicat, il exige beaucoup de tact et de prudence.
L’éthique consiste à être juste, à garder la mesure entre empathie et compassion, à être bienveillant en conservant la distance requise. Problème inverse : on peut par pudeur ne pas demander certaines choses aux bénéficiaires parce qu’on veut leur épargner de porter un poids supplémentaire, alors même qu’ils ont besoin malgré tout de cadre et d’étayage. Opérer le recadrage d’une mère qui vient de perdre son jeune fils d’une leucémie ne va pas de soi mais peut s’avérer nécessaire.
L’après-accompagnement de la famille est particulièrement difficile : comment mettre fin à la relation avec les parents après le décès de leur enfant ? Offrir des fleurs lors des obsèques est nécessaire mais est-ce suffisant ? Le travailleur social doit-il assister aux obsèques ? Jusqu’à quel point ses représentations personnelles de la mort et du deuil imprègnent-elles son positionnement professionnel ? L’accompagnement va-t-il jusqu’à supporter une grande souffrance personnelle ? Comment se protéger mais pas trop ?
Savoir être silencieux
Une chose est sûre : la fin de l’accompagnement au deuil doit être doucement préparée et soulignée symboliquement ; signifier le point d’orgue importe pour la famille, mais pour le professionnel lui-même également. Il y dans la maison des sourires des traces symboliques, de discrètes décorations mémorielles liées aux enfants défunts, qui n’ont pas la raideur austère de plaques commémoratives. Certaines familles dévastées peuvent rester hébergées plusieurs jours après le décès : l’équipe continue de les accueillir mais l’accompagnement s’achève. Les parents peuvent demander au professionnel d’être seulement présent. Accompagner quelqu’un dans le silence n’est pas évident, alors que cette présence peut être nécessaire à l’usager. Une qualité de présence silencieuse est elle-même un acte professionnel : ici, savoir ne rien faire et juste être là, solidaire dans l’impuissance, est un travail. La mort ralentit les hommes pressés qui vaquent à leurs affaires et fige les survivants foudroyés, désespérés, impuissants et désœuvrés. Car le silence est ici la seule réponse possible, le temps d’un partage d’humanité, le travailleur social a alors le rôle d’un témoin de l’indicible.
Philippe Merlier, philosophe, formateur de conseillers
en économie sociale et familiale, auteur de Philosophie et
éthique en travail social et de Normes et valeurs en travail social.