N° 1225 | Le 20 mars 2018 | par Philippe Merlier, philosophe et formateur de CESF – philippe.merlier@ac-limoges.fr | Espace du lecteur (accès libre)
Seconde partie de Accompagner la mort (lire LS 1223, pp. 34-35)
En silence, des travailleurs sociaux, plus nombreux qu’on croit, se trouvent en situation d’être la dernière personne, et la seule, à accompagner des usagers jusqu’à la fin de leur vie.
L’accompagnement des plus déshérités a de plus en plus affaire à la mort, à cause de la courte espérance de vie des personnes sans domicile fixe, de l’affection du sida des usagers de drogue, des hépatites des migrants, des pathologies létales de personnes précaires, etc. Des travailleurs sociaux accompagnent des personnes à la rue, SDF, jeunes errants, primo-arrivants, atteints de pathologies lourdes (cancer, hépatite, diabète sévère etc.). Mais comme un traitement de soins palliatifs en ambulatoire ne peut pas fonctionner dans un squat, il existe pour ce public des structures médico-sociales telles que les lits d’accueil médicalisé (LAM).
Certains mandataires judiciaires acquièrent des concessions à leur propre nom, pour des majeurs protégés qui décèdent sans avoir fait de contrat d’obsèques ; une telle responsabilité n’est bien sûr pas prévue par l’institution. Dans tel SAMSAH, une usagère en fin de vie, très isolée et sans famille, exprime sa dernière volonté : se recueillir sur la tombe de sa mère dans un cimetière éloigné. Sa référente l’y accompagne, malgré les risques que suppose un tel déplacement.
Au CHRS, un résident atteint d’un cancer voit son pronostic vital engagé : le retour vers un logement autonome n’est envisagé par personne et les soignants n’estiment pas nécessaire une hospitalisation définitive. L’équipe décide alors de garder Monsieur le plus longtemps possible, mais supporte très difficilement sa présence qui renvoie constamment l’idée de la mort à tout un chacun… Et dans la même structure, on apprend le décès d’une personne en situation de coma diabétique, hébergée à l’insu de l’équipe par un résident dealer. La police enquête dans les locaux.
Au centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (CAARUD), un monsieur de 59 ans, totalement isolé, se décide à faire une prise de sang que la conseillère en économie sociale et familiale (CESF) lui demandait depuis deux ans. Une fois le résultat des analyses connu, il attend encore une année avant de voir un médecin et refuse tout traitement thérapeutique alors qu’il est au stade sida. Suite à un malaise, les pompiers le font hospitaliser. Monsieur désigne la CESF comme personne de confiance – sans qu’elle le sache. Il n’a plus de lymphocytes T4, mais il revient chez lui mener sa vie quotidienne habituelle, continuant à conduire. De nouveau hospitalisé après un second malaise, il appelle sa référente et lui demande de l’aider à quitter l’hôpital. L’infirmière s’oppose à son départ. Mais il y tient tellement que les professionnels négocient une sortie temporaire.
Mais l’usager ne revient pas après sa sortie, tandis que son état de santé se dégrade et qu’il ne parvient plus à marcher. La CESF fait ses courses pour qu’il puisse s’alimenter. Une hospitalisation à domicile est demandée, mais l’homme la refuse catégoriquement, tout en tenant des propos ambivalents : « Je veux me soigner, mais je veux mourir. » Tout dans son comportement exprime le rejet d’un quelconque soin médical. Le service hospitalier en prend acte, et le psychiatre estimant que le patient n’est pas en état d’incapacité, aucun soin de lui est prodigué, pas même la prescription du passage d’une infirmière à domicile – solution dont Monsieur accepte pourtant enfin l’idée. La CESF s’interroge : la prescription aurait-elle été faite plus volontiers pour un notable local ? La mise en place d’un accompagnement aux soins palliatifs à domicile n’incombe-t-elle pas au secteur médical ? La CESF contacte la MDPH pour des repas à domicile, mais ce n’est pas possible avant six mois de délais d’instruction du dossier. Or Monsieur est mourant. La CESF l’appelle tous les jours, y compris le week-end, pour prendre de ses nouvelles. Mais un lundi matin, monsieur ne répond pas. La CESF se déplace à son domicile, contacte les urgences, la police, les pompiers. Monsieur est décédé. Lors de son enterrement, les travailleurs sociaux sont plus nombreux que les membres de la famille.
Cette situation illustre l’abandon de soin jusque dans la mort. Monsieur ne voulait pas mourir à l’hôpital, mais il voulait être accompagné chez lui quoiqu’il ne l’ait jamais demandé explicitement. Cet accompagnement a profondément marqué la professionnelle et lui a appris qu’elle pouvait mener son accompagnement d’une certaine manière, non conventionnelle, hors procédures, privilégiant le soin de la relation quand la relation de soin fait défaut, et même si tout le monde à l’entour n’en entend pas entièrement l’enjeu : « C’est une relation particulière, d’être en relation avec des personnes qui n’ont plus de relation », dit-elle.
Cette année, dans la promotion de travailleurs sociaux que je forme, moins de la moitié des étudiants ont déjà vu un cadavre – du fait de l’allongement de l’espérance de vie de leurs grands-parents, les jeunes font l’expérience du décès plus tard qu’auparavant. Dans la construction du positionnement professionnel, il n’y a guère de place pour armer émotionnellement les jeunes travailleurs sociaux face à l’accompagnement vers la mort de l’usager et à l’accompagnement au deuil. Celui-ci exige pourtant un savoir-être, une capacité d’écoute maximale, une qualité de présence et de silence, de finesse et de retenue, d’empathie et de partage du dénuement. Seul le savoir-être apprend en effet à distinguer « entre le silence comme figure du vide et le silence relevant d’une stratégie fondée sur les vertus du taire » (1). Il n’y a là nulle technique, nul savoir-faire enseignable une fois pour toutes, nulle recette transmissible, nulle procédure. Seulement l’éthique : une éthique du soin de la relation avec l’usager en fin de vie, rarement évoquée dans les instituts de formation sociale. Cependant, apprendre cette humilité dans la relation d’accompagnement est absolument nécessaire, et tellement préférable à l’illusion de toute-puissance que la technicité encourage. Tout être humain fraye avec la mort, peu ou prou et d’une manière ou d’une autre, à un moment ou un autre : pourquoi considérons-nous si peu ce fait, dans le travail social ?
Dans l’expérience de la mort de l’autre, je fais à la fois celle de son absence en acte – de fait il ne répond plus, et celle de sa co-présence en moi alors que la réciprocité n’est plus possible. Néanmoins, le sens intime de cette réciprocité avec lui perdure, se renouvelle, se transforme en moi, et parfois me transforme imperceptiblement. L’usager disparu survit toujours un peu dans les paroles, les choses, les œuvres, les conséquences de ses actions, le sens qu’il a laissés. Un certain mode d’être-avec (2) demeure, qui nourrit encore le sens que l’on donne à l’accompagnement des vivants.
La mort n’est pas un non-être mais la consécration d’un avoir-été : le fait même d’avoir été, ce seul fait sera toujours, même pour celui qui n’existe plus pour personne, aussi invisible socialement fût-il. Le travailleur social est parfois le dernier à partager l’humanité avec lui. Ce n’est pas rien de partager le dernier regard de qui s’apprête à n’être plus rien. Même si mourir est le seul savoir qui ne confère aucun pouvoir, l’expérience de la mort de l’usager rappelle tout professionnel à la conscience de sa propre éphémérité, de sa fragilité, il lui rappelle sa vulnérabilité et sa finitude. « La mort réveille tout à coup chez les survivants des facultés d’étonnement engourdies, endormies par la berceuse de la continuation quotidienne. La mort remplace la métaphysique pour ceux qui ne sont pas métaphysiciens » (3).
(1) André Green : La Folie privée, éd. Gallimard, coll. Folio essais, Paris, 2003, p. 365.
(2) Sur cet être-avec l’autre disparu, cf. notre article sur le phénomène de la vie post mortem, in Revue Philosophie, N° 104, éd. Minuit, Paris, 2009, p. 63 – 73. Repris dans P. Merlier : Autour de Jan Patočka, éd. L’Harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2010, p. 63 – 79.
(3) V. Jankélévitch : La Mort, éd. Flammarion, coll. Champs, 1977, p. 455.