N° 1226 | Le 3 avril 2018 | Par Léa Gauthier, éducatrice spécialisée | Espace du lecteur (accès libre)
Peut-on vraiment protéger un enfant sans protéger sa famille ? Les termes d’Aide sociale à l’enfance (ASE) et de Protection de l’enfance sont-ils vraiment justes ?
Ne devrait-on pas parler d’aide sociale à la famille ? En tout cas, à moi, ces termes me semblent obsolètes. Après un stage d’un an en service d’accueil d’urgence, trois ans en poste d’éducatrice dans un village d’enfants et un engagement ponctuel auprès de personnes dans la précarité, certaines incohérences du système m’ont bien souvent interrogée et dérangée. Parce que de nombreux professionnels l’expriment de manière informelle, parce que moi aussi j’ai pu le faire tant de fois, j’ai pensé qu’écrire ces incohérences et suggérer des idées d’évolutions serait un premier pas.
Écrire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, sortir du cadre pour avoir l’espoir de faire bouger quelques lignes. Quid de la place et du travail avec les parents ? Un enfant m’a dit un jour : « On m’a dit que j’étais là parce que ce sont mes parents qui ont des difficultés, alors pourquoi je suis en prison, et eux en liberté ? »
Aujourd’hui, un enfant est retiré de son système familial alors que le parent ne bénéficie pas d’un accompagnement suffisant pour bien évoluer. Le parent est en effet accompagné par le référent de l’ASE pour travailler sur ses difficultés. Mais ce référent est garant de vingt à trente enfants et accompagne donc individuellement une cinquantaine de parents, séparation des couples oblige. Au regard des besoins, sans faire de grands calculs, est-il possible avec leur temps disponible de faire évoluer les systèmes familiaux en profondeur ?
Soutenir la parentalité
Or, si un enfant est placé, c’est bien parce que ses parents rencontrent des difficultés ; et pourtant nous plaçons la grande majorité de nos efforts sur les enfants. Nous nous efforçons de faire évoluer l’enfant sans réfléchir profondément au système qui tourne autour de lui. Nous pansons les blessures, sans penser à solutionner les problèmes en profondeur. Nous créons un projet pour l’enfant mais pourquoi pas un projet pour la famille ? L’enfant n’y gagnerait-il pas plus si on soutenait davantage ses parents ?
Bien que cela soit parfois nécessaire, nous séparons les espaces (ASE / famille / institution / lieu de soins /é cole…) mais nous ne construisons pas assez de ponts. Les places et les rôles de chacun (de l’ASE, des institutions…) sont mal définis, leurs liens insuffisants. En tant que professionnelle m’occupant d’enfants, je n’ai pas souvent su où était ma place dans le travail avec les familles. La place et le rôle de chacune des personnes évoluant autour de l’enfant et de sa famille ne seraient-ils pas à questionner ? À la suite d’une audience où avait été mentionné que la famille ne se rendait pas aux entretiens, il a été demandé au référent : « Qu’allons-nous faire pour faire venir la famille ? » Il a répondu : « Je vais les convoquer en entretien ! »… La relation avec les familles s’arrête bien souvent à des convocations. N’y a-t-il pas d’autres actions à mener pour travailler à établir un lien de confiance avec les familles, afin qu’elles se sentent partenaires de leurs évolutions ? Une adaptation particulière à penser pour chaque famille ? D’autres choses à mettre en place pour soutenir la créativité des équipes ?
Placements à répétition
Il existe en effet des synthèses à l’ASE permettant aux différents interlocuteurs intervenant autour de l’enfant et de sa famille de se rencontrer. Mais j’ai bien souvent été étonnée par l’absence d’élaboration et l’inefficacité de cette instance pourtant primordiale. Il s’agit bien souvent d’un espace de déversement des difficultés, un récit du quotidien de chacun, certes nécessaire mais qui, dans le temps imparti, ne laisse plus de temps pour élaborer en commun des pistes d’action. Ne doit-on pas s’interroger sur les raisons de cette élaboration difficile ? D’autres instances de paroles et de questionnement ne pourraient-elles pas être prévues en amont ? La synthèse ne doit-elle pas être entièrement dédiée à la réflexion, à l’échange sur le positionnement et le rôle de chacun dans le système familial et, in fine, à la décision de voies d’action ?
D’autre part, nombre de familles ne sont pas réellement nocives pour leurs enfants mais manquent seulement de soutien et de compétences. Un suivi réel, régulier et renforcé permettrait le maintien à domicile de tant d’enfants. De plus, de nombreux enfants, suite à un premier placement, retournent en famille avec une demande de suivi d’Action éducative en milieu ouvert (AEMO) et, six mois plus tard, faute d’AEMO mise en place par manque de places ou en raison d’un accompagnement insuffisant, vivent un nouveau placement.
Un soutien à domicile efficient et rapidement mis en place serait bien moins coûteux, financièrement mais aussi affectivement pour les parents comme pour les enfants. Il est donc urgent de réfléchir réellement à l’apprentissage de la parentalité, aux soutiens possibles des familles en difficulté en lieu et place du placement. Pourquoi l’action éducative au sein des familles n’est-elle donc pas plus développée ?
La rentabilité autrement
Enfin, j’ai aussi vu des enfants placés car leur famille vivait dans des conditions de vie trop précaires. La précarité, même si elle entraîne parfois avec elle d’autres difficultés, n’est pourtant pas au départ un motif de placement. Malgré l’existence de différents dispositifs, de nombreuses familles restent seules et pas suffisamment soutenues. Ne serait-il pas plus « rentable » d’accompagner ces familles avec un suivi en économie sociale, familiale et éducative ? Entendons par « rentable » la possibilité d’être profitable à tous. Ne serait-il pas nécessaire de réfléchir aux échecs des solutions déjà proposées ?
Parlons aussi de l’éparpillement des informations. J’ai été très étonnée de constater l’absence de document clair résumant l’histoire de vie des enfants placés depuis longtemps. L’absence de tout document permettant de saisir ce que l’enfant a pu vivre, dans les grandes lignes, ce afin de mieux comprendre son présent. En effet, je me souviens d’un entretien avec une référente ASE pour un enfant placé depuis six ans où nous avons passé deux heures à établir un historique de l’enfant depuis son placement sans vraiment y parvenir. Nous écrivons de nombreuses notes qui se perdent dans l’immensité des documents produits et nous perdons un temps précieux à courir après les informations passées.
L’histoire d’une vie d’enfant
De plus, nous égarons trop souvent les anecdotes liées à l’enfance, le souvenir de petites choses pourtant si importantes dans l’histoire d’un enfant. Là encore, n’y aurait-il pas des outils à inventer ? Comme un cahier de route synthétisant les éléments majeurs dans la vie des enfants… Je pense aussi que la réflexion sur les mouvements des enfants est à développer. Bien souvent, l’enfant arrive avec peu d’éléments sur son parcours de vie, peu de liens avec les personnes importantes de son histoire. Et, dès son départ, il n’est pas rare que les liens se rompent à nouveau. N’est-ce pas à nous, professionnels, de penser le passage ? De créer des liens entre les différents lieux de placement des enfants ? À nous de nous demander comment ne pas créer une rupture ?
La vie des enfants et celle de leur famille ont un prix, le prix de leur bonheur et de leur bien-être mais aussi un prix concret. Lorsque nous nous unirons pour réfléchir aux moyens d’agir sur les difficultés au bon endroit, à la source et dans sa globalité, nous pourrons économiser beaucoup de souffrances et d’argent public, tout en construisant un projet sociétal à la hauteur des attentes de chacun.
C’est à nous, professionnels intervenants dans la protection de l’enfance, de travailler ensemble pour faire évoluer le système. Tant de choses sont encore à inventer… Osons faire bouger les lignes, battons-nous pour que le lien se crée et que la confiance se (re)trouve, dans les familles et dans les institutions !