N° 1229 | Le 15 mai 2018 | par Marie Lefevre, éducatrice spécialisée | Espace du lecteur (accès libre)
Se croiser, cheminer et puis se perdre. Cette phrase pourrait s’apparenter à une devise du travail social. Le professionnel cherche à accéder à la dimension singulière de l’autre, à faire émerger son désir et sa subjectivité afin qu’il se l’approprie et qu’il devienne auteur (et pas seulement acteur) de ses choix et de la direction qu’il va prendre. C’est dans le sillon de ce chemin que le quotidien prend tout son sens, affaire d’ordinaire et producteur de changement, il sème les pavés qui permettront au sujet de construire son propre trajet. Si cette production est loin d’être simple, elle peut encore se complexifier par le souci d’efficacité financière et de résultats immédiats qui se manifestent de plus en plus en temps de crise sociale.
Je me souviens d’une directrice de foyer pour adolescents en protection de l’enfance. Huit places au sein de l’habitation, une vacante. Une réunion avait été ordonnée afin de nous présenter à nous, éducateurs, un « dossier ». Nous évoquions des notions d’éducation, d’accompagnement et de quotidien face au « recrutement » de cet adolescent dont les besoins ne pouvaient certainement pas être comblés par la structure présente. La hiérarchie nous répondait en termes de ratio, prix de journée et place à combler. Le foyer pris littéralement feu un mois après l’arrivée du jeune. Des semaines d’accompagnement, de règles, de cadre partis en fumée. L’idéal à l’épreuve du réel, le manque brûlant qui refait surface. Il nous reste alors à reconstruire l’ordinaire au cœur d’un changement, avec toute la normalité adolescente qui risque au quotidien la rupture et l’affrontement. Mais au fond, n’est-ce pas cela le quotidien en éducation spécialisée ? La création de relations au travers de l’imparfait dans la projection d’un idéal de normalité ?
Car, ce quotidien, il nous porte à cœur. Il nous fait
tenir, nous professionnels et sujets impliqués en son sein. C’est l’un des points d’ancrage de notre métier car c’est au travers de « petits riens » reproductibles et en rien exceptionnels que se cachent toute la socialisation souhaitée, le lien qui se constitue, la rencontre possible.
Mais le quotidien que nous souhaitons construire peut devenir contraignant et pesant par manque de temps, de moyens et… d’ordinaire justement. Un jeune garçon de 9 ans reprenait très bien mes propos en affirmant à mon égard : « Tout ce que je veux c’est une vie normale, sans psy et… sans éducateur ! » L’ordinaire en éducation spécialisée et le « normal » ressenti deviennent alors antagonistes. Eh oui petit ! Tout ce que je souhaite, c’est que tu puisses continuer ton chemin… sans moi ! Mais en attendant, construisons ensemble quelque chose qui ne te fasse pas trop souffrance et au travers duquel tu puisses t’y développer de manière la plus sereine possible. Reprenons nos rires qui apaisent, poursuivons nos parties de foot qui m’amènent à te découvrir autrement, parle-moi de toi et de tes aspirations quand nous préparons le repas ou quand je viens pour dire « bonsoir et à demain ». Dans une relation inégale, je l’accorde, mais pas dénuée d’affects pour autant. Parce qu’impliqués, nous le sommes, dans tous les gestes et actes qui constituent nos pratiques, de l’entretien au « câlin » du soir. Alors des larmes aux sourires, des crises à l’apaisement, continuons de faire vivre cet ordinaire pas si normal mais parfois salutaire et surtout constructif. Parce qu’au travers de nos « non », du cadre posé, se dévoilent un espace de liberté, un endroit où l’affirmation devient possible, les conflits productifs et la singularité favorisée.
Si nous ne pouvons réparer toutes les blessures, ni même comprendre toutes les souffrances, il est nécessaire de garder à l’esprit que toutes les trajectoires sont réversibles. Et je persiste à croire que par l’intermédiaire de nos actions quotidiennes, nous contribuons à donner du sens à l’ordinaire et une place à ceux qui doutent d’en avoir dans cet idéal de « normalité ».