N° 1230 | Le 29 mai 2018 | par Laura Izzo et Christophe Anché, éducatrice spécialisée et assistant social | Espace du lecteur (accès libre)
La première fois que nous avons rencontré Geoffroy, il nous a raconté qu’alors qu’il regardait la télé, assis sur le canapé, son père a surgi et lui a fourré un coton tige dans le gosier. Le père a raclé l’intérieur de la joue de son fils sans un mot. Depuis, le gosse, qui est loin d’être bête, refuse de le revoir. Il sombre dans la déprime et évoque des idées suicidaires. Le père, de son côté, raconte qu’il souffre de ne plus voir son fils mais ce geste lui était nécessaire, impérieux. Il lui fallait vérifier la réalité biologique de sa paternité, lui qui est toujours en quête de l’identité de son propre père. Entre les deux, l’incompréhension devient abyssale. Ni le père, ni le fils ne trouvent les mots pour se rencontrer à nouveau. Le juge des enfants nous missionne pour l’exercice d’une mesure d’Aemo.
Il nous a fallu recréer le filet du langage, trouver des mots pour apprivoiser le silence, tisser des liens, paroles après paroles, pour médiatiser leur possible retrouvaille. L’incompréhension peut être dévastatrice.
Le mythe de la tour de Babel rappelle le temps où les hommes ne parlaient qu’une seule et même langue et où tous se comprenaient. Alors qu’ils bâtissaient une tour pénétrant les cieux, pour les punir de leur orgueil le divin leur envoya une multitude de langues qui s’abattirent sur les humains telle une nuée, créant soudain l’incompréhension parmi eux et les séparant à jamais de l’originelle communion. Cette différence des langues les rappelait à leur condition de mortels et interdisait leur désir de toute puissance là où ils étaient tentés de se prendre pour des dieux. Amenant dans le même temps la séparation et la différence, les langues permettent finalement à chacun d’advenir comme sujet unique, confronté à une inévitable solitude et à la nécessité de communiquer.
Parce qu’il se fonde sur la rencontre, le travail social est indissociable du rapport que chacun entretient avec le langage. Car c’est d’abord dans la parole échangé, que se construit la rencontre avec l’autre. Dans le cadre du travail social, cet autre qui vient vers nous est parfois porteur d’une demande. L’attention portée par le travailleur social à la vulnérabilité ou aux fragilités qui se présentent à lui se manifeste dans le langage. Le langage est l’éthique du travailleur social, au risque, sinon, de cloisonner la rencontre dans un ordre langagier qui ne ferait que répéter des rapports de dominations, annihilant l’émancipation qui est la seule visée souhaitable.
Car le langage est aussi un lieu de pouvoir et d’autorité. Comme l’affirme Pierre Bourdieu, « parler n’est pas seulement une technique. C’est un acte qui tire ses effets de la légitimité du locuteur et son aptitude à la faire valoir. Autrement dit, c’est un fait sociologique ». Les habitudes lexicales et les règles grammaticales, les registres de vocabulaires et les outils sémantiques bornent des cadres d’expression influençant les signifiants abordés, c’est à dire les contenus échangés. Ces cadres sont un outil sans lequel il n’existe aucune garantie de se comprendre puisqu’il n’existe aucune garantie de placer le même signifié derrière le même signifiant.
Inscrire son désarroi et sa souffrance dans un cadre constitue une aide contenante et apaisante. Le cadre incarné par le langage partagé à travers des règles grammaticales, des conventions d’expression ou des habitudes lexicales est là pour assurer que la rencontre aura bien lieux dans l’inextricable jungle des phonèmes. Alors que représente la parole dans le champ du travail social ? Outil de pouvoir utilisé à des fins de subordination ou au contraire outil de reconnaissance de l’autre et de son inaliénable altérité ?
Le mot qui rayonne
Le langage est l’espace de médiation premier des travailleurs sociaux. Hors la possibilité de se doter d’un langage commun il n’y a pas de travail social. Au-delà du programme minimum d’échange d’information du globish d’aéroport mondialisé, la langue est la voie d’accès à l’implicite du monde. Elle ouvre à un univers de nuances et de valeurs. Elle permet le récit. Voilà une médiation créative d’ampleur : établir un champ d’expression partagé. Mais parler la même langue ne signifie pas parler le même langage. Il faut encore s’entendre sur le sens des mots et mesurer la résonance qu’ils suscitent en chacun. Énoncer que l’on exerce des mesures de « protection d’enfants en danger » n’engagera pas la relation sous les mêmes auspices que présenter notre travail comme une « aide à l’exercice de la parentalité ». Les deux formules recouvrent pourtant notre mission. Alors que la première insiste sur la juridicité de notre action, la seconde met en avant son aspect soutenant. En choisissant parmi elles, il ne s’agit ni d’euphémiser ni de travestir la réalité, il s’agit d’engager le dialogue hors duquel l’action éducative se transforme en un simple enchaînement d’actes substitutifs. Mais le travail de médiation par le langage commence parfois en amont de l’échange parlé.
Ainsi nous nous sommes rendus régulièrement au bus abri, lieu d’accueil de jour de l’association Les Enfants du Canal. Cet espace aménagé dans un bus permettait à des personnes en situation de grande précarité de se poser un instant, de prendre un café, une soupe, d’être orientés sur leurs droits ou les dispositifs existants. Nous avons proposé d’animer là, dans l’exiguïté du bus, des temps de parole sur la parentalité. Il fallait pour cela créer un espace qui rende cette parole possible, là où l’urgence de survivre cannibalise le fait même d’être parents. Et pour cela il nous a d’abord fallu apprivoiser le silence, la non parole, le temps qui passe sans que rien d’apparent ne se manifeste. Le langage doit prendre le risque de l’indicible. Il y a parfois des états de détresse et de solitude tels qu’il faut renouer avec le langage, avec l’humanité en soi et faire un long chemin avant d’accorder à autrui le minimum de confiance nécessaire pour lui livrer l’authenticité d’une parole sur soi.
Tous, dans la joie ou dans l’affront,
Portent, sans nuage et sans tache,
Un mot qui rayonne à leur front,
Dans leur âme un mot qui se cache.
Victor Hugo
Mille chemins, un seul but, Les rayons et les ombres, 1840.
Nous, travailleurs sociaux, devons être des facilitateurs de parole, l’autoriser, l’accompagner, l’accoucher, et permettre à chacun d’en être responsable. La parole engage. Il semble nécessaire de réaffirmer cela dans un temps où ce qui est dit un jour ne vaut plus le lendemain, où l’exemple est sans cesse donné d’une parole sans incarnation, d’une parole fantôme manipulatrice et méprisante. Là où nous parlons, nous avons la responsabilité d’une parole qui vaut de cet engagement, sauf à blablater comme on s’épouillerait entre grands primates. Certes cela crée du lien social, mais que nos lointains cousins nous pardonnent, cela ne structure pas une pensée sur sa manière d’être au monde.
Le langage est un outil fondamental au travail social. Mais plus encore c’est bien la conscience du langage qui fonde une action éducative respectueuse de la personne. C’est dans cet espace que se déploie l’espace de médiation nécessaire à la rencontre. Il est de notre responsabilité de veiller à ce que la parole reste vivante, animée, créative et pourquoi pas subversive. Les temps présents tendent à figer la parole, par des formalismes et des exigences croissantes. Un usager, même bardé de DIPC et de PPE (document individuel de prise en charge, projet pour l’enfant), d’avenants, de livret d’accueil ou de questionnaires de satisfaction… reste un sujet pensant, porteur d’une histoire, détenteur d’un fragment d’humanité. Et l’on pense à Emmanuel Levinas, pour qui la confrontation avec le visage de l’autre renvoie chacun à sa propre humanité et à travers elle à l’humanité tout entière.