N° 1231 | Le 12 juin 2018 | par René Galtier, ex-directeur d’ESAT | Espace du lecteur (accès libre)
C’est au titre de lecteur fidèle – depuis le numéro 1 – que je me permets de venir vous adresser un petit reproche concernant le numéro spécial « ESAT ». La couverture du journal était prometteuse avec son DRH/éducateur en costar-cravate. J’ai trouvé ce dessin très réaliste car figurez-vous qu’un collègue, ami et voisin a été remplacé, à son départ en retraite, par un ingénieur issu d’une des plus grandes écoles de France. J’ai découvert dans le dossier des articles bien documentés mais un peu trop optimistes à mon avis. Pas une seule fois, il me semble, n’apparaît le management moderne, teinté souvent de mégalomanie, des ESAT et les dégâts profonds de ce nouveau management sur les établissements. Non seulement sur les ESAT, mais, par ricochet, les foyers, maisons de retraite et autres lieux. Ces nouveaux managers ne connaissent souvent rien au handicap (Il y en a un qui m’a demandé un jour « comment reconnaître ces enfants-là ? ») et ils n’ont aucun scrupule à éliminer les plus faibles pour les remplacer par des personnes issues quasi-directement du monde du travail ordinaire, après avoir connu le circuit travail/chômage longue durée/RSA puis AAH. Et qui ne devraient, en aucun cas, relever d’un ESAT. Pour accueillir ces « hauts niveaux » il fallu faire de la place.
Ces dernières années, les réorientations vers les foyers occupationnels m’ont sidéré, tant elles étaient nombreuses et réalisées de manière désinvolte. Où sont partis les handicapés profonds qui œuvraient dans ce genre d’établissement ? En foyers, en MAS, en maisons de retraite aménagées… Parfois encore bien jeunes mais qu’importe un avenir obéré si le « rendement » n’est pas des meilleurs ? Pour ceux qui restent… Je croise souvent mes « anciens » et c’est toujours dérangeant de les entendre se plaindre de leurs conditions de travail et de vie dans une indifférence totale de leur encadrement.
Et si une génération de travailleurs handicapés a connu une période sereine avec un confort qui leur était dédié – chèque-cadeaux, salle de détente, actions de soutien, journées récréatives à chaque fête carillonnée, absence de pression pour la production –, ceux qui ont la chance de continuer à œuvrer en ESAT n’ont que le droit de pousser leur wagonnet au fond de la mine. En silence autant que possible, les conseils de maison, chapeautés par les administrateurs, ne laissent souvent que très peu de place à leurs paroles. Car une seule chose compte : les résultats financiers.
Ce ne serait pas pire s’il y avait, derrière, des actionnaires cupides alors que les associations gestionnaires sont censées ne pas faire de bénéfices. Et résultats financiers il y a. Souvent importants ! Soigneusement mis en provision pour être investis dans des installations importantes. Des laveries gigantesques qui, avec une politique de dumping, ne tardent pas à mettre à genoux les petits artisans privés. Des cuisines, elles aussi gigantesques, qui étouffent très vite les cantines privées des zones où elles s’installent.
Qui va oser rappeler à ces managers du troisième millénaire qu’ils ne peuvent agir ainsi que parce ils bénéficient d’une dotation globale de financement payée, justement, par la concurrence ? Qui va oser rappeler que le salaire du travailleur handicapé est de l’ordre de 10 (parfois 15) pour cent du smic ? Le smic n’étant atteint qu’avec des allocations de toutes sortes ? Est-ce que les artisans ordinaires ont les mêmes aides et privilèges ? Vous allez me dire qu’il s’agit de la prise en charge du handicap… D’accord ! Mais où est-elle, cette prise en charge ? Combien de psys, combien d’orthophonistes ou autres spécialistes ? Combien d’heures en activités de soutien ? Combien de démarches dédiées à l’insertion en milieu ordinaire ?
J’ai vu, il y a quelques années, deux établissements faire passer un titre professionnel à des ouvriers dont un certain nombre de jeunes trisomiques. Combien d’initiative comme celles-là ? Pourquoi de telles initiatives ne sont-elles pas reproduites ? Est-ce qu’elles n’iraient pas dans le sens de la « prise en charge du handicap » ? Une telle reconnaissance du monde ordinaire dérange-t-elle ceux qui ne voient que les résultats financiers obtenus à bon compte ? La situation serait-elle la conséquence de la générosité de cette fameuse « circulaire 60 AS » qui assigne aux ESAT deux objectifs : fonctionner à la manière d’une entreprise et offrir aux personnes handicapées une vie aussi proche que possible de la « vie ordinaire » ? Comment tenir compte de l’intérêt pour la personne quand on ne songe qu’à faire fonctionner une entreprise ? Une entreprise ordinaire ? Non, une entreprise protégée et bien bordée par les DGF et autres subventions !