N° 1234 | Le 4 septembre 2018 | par Laure Benech, éducatrice spécialisée en pédopsychiatrie | Espace du lecteur (accès libre)
« Salut, moi c’est Laure, je suis éduc ! » – « Je reste pas ! Je veux revoir le médecin et je pars ! » Petit garçon effarouché, petit être aux abois qui se défend, se dresse du haut de ses 14 ans, qui a peur. Comment vais-je faire pour l’apprivoiser ? – « Tu veux revoir le docteur ? » – « Oui » – « Tout de suite, il est en consultation, je vais lui téléphoner pour lui dire ». Faire ce que je dis et jouer la montre, gagner du temps sans qu’il se sente agressé pour que l’angoisse diminue.
– « Il va venir dans l’après midi te voir, tu veux que je te montre ta chambre ? »
« Non, moi je pars. » – « OK, si tu changes d’avis, fais-moi signe. » Lui laisser de l’espace. On s’observe de loin. Il va et vient dans le couloir, se rapproche progressivement de la table où nous jouons au UNO avec d’autres. Attendre, il ne s’en va pas, il reste… Attendre encore un peu. « – Tu veux jouer ? – Non ». L’heure du goûter arrive. – « On va goûter, tu viens ? – Non – Ben moi, je vais goûter, j’ai faim ! » Il suit, il est avec nous. Aujourd’hui au goûter, ce sera Nutella pour tout le monde. Je fais les tartines, je distribue, je propose, j’invite, lui et les autres. L’appel du Nutella a eu raison de lui, il s’installe avec nous, je lui présente les autres… Il commence à sourire, à se raconter aux autres, il range, participe, se laisse faire. Et c’est fini, l’appel du Nutella à ses limites… Il recommence sa danse dans le couloir. Et puis il vient : – « Il arrive quand, le docteur ? » Saisir l’occasion : – « Je sais pas, je vais le rappeler mais avant je vais préparer ton lit, tu m’aides ? – Non, je dors pas ici – Je sais, mais au mieux tu pars, et sinon tu auras un endroit où dormir ce soir… » Il suit, il ne rentre pas dans la chambre mais il observe de l’entrée. Je n’ai jamais mis autant de temps pour faire un lit. Et il arrive : « J’ai froid la nuit ! – Tu veux une deuxième couverture ? – Oui, mais juste sur les pieds ».
Rester tranquille, ne pas sauter de joie au premier oui mais avoir le sentiment qu’un pas s’est effectué. Nous cherchons la deuxième couverture qu’il installe et puis une brosse à dent, du dentifrice, un pyjama… Ça y est, il accepte que nous prenions soin de lui.
Jeux de construction
La rencontre, c’est le moment où le soignant met en confiance, établit les bases de la relation, édicte le fonctionnement du service. C’est le moment de bâtir les fondations d’une relation de soin. Ensuite, il faut aller un peu plus en avant, se saisir de cette rencontre pour tisser des liens.
Attachement, relation de soin, engagement, relation d’aide, transfert, relation éducative : autant de mots, de définitions que chaque soignant s’approprie et adapte aux patients avec sa singularité. Ce maillage autour de l’adolescent va lui permettre de traiter en interne les difficultés rencontrées à l’extérieur. À nous, soignants, de faire en sorte de devenir le réceptacle de ces émotions pour que les adolescents puissent se les réapproprier.
Ècrire sur un cahier, dessiner sur les vitres, préparer un gâteau, jouer au UNO, faire une expo, une partie de babyfoot, un jeu vidéo, un pansement, un atelier, un film, des legos, autant de supports que nous utilisons et inventons au quotidien pour tisser du lien. Créer des liens avec des patients, c’est le temps où l’on accepte en tant que soignant d’être assez malléable pour permettre à l’Autre de venir se confronter, se réfugier, se questionner. Lui permettre dans la bienveillance de cette relation d’explorer d’autres possibles.
Mettre en « je » le patient
« Les éducateurs s’investissent dans la relation à travers les petites choses du quotidien ou des activités qui constituent autant de médiation pour permettre à d’autres de construire au jour le jour leur propre vie en assumant et en dépassant, quand c’est possible, leurs difficultés premières. » estime Joseph Rouzel dans Le travail de l’éducateur spécialisé. Toutes mes propositions sont donc source de soin, pas uniquement parce qu’elles visent à mettre en « je » le patient, mais parce qu’elles s’inscrivent dans une institution qui fait tiers symbolique dans ces relations.
Le soin s’inscrit dans une dynamique collective de service. Nous mettons à disposition de cette institution nos observations et nos interrogations, naissant de cette relation soignante, pour construire collectivement des axes de soins.
Nous fournissons aux patients un lieu d’accueil contenant et rassurant pour leur permettre d’accéder aux soins, de la même manière il est nécessaire de nous inscrire en tant que soignants dans un cadre institutionnel, qui nous rassure, nous interroge, nous percute, qui permet l’élaboration et le mouvement. Cela entraîne forcement une réaction du côté de l’adolescent pris en charge. Il serait facile en tant qu’éducatrice de basculer dans de l’autoritarisme, de la toute puissance. En pédopsychiatrie d’autant plus, car les moyens de contrainte sont extrêmes.
Heureusement l’équipe et les instances de réflexions œuvrent. Malgré tout, certaines études montrent une augmentation de l’utilisation des chambres d’isolement et des camisoles chimiques. Face à cela, je pense que chacun doit rester vigilant, se faire violence en tant que professionnel, et exiger le maintien des espaces institutionnels faisant tiers. Cela est nécessaire pour garantir la meilleure prise en charge possible des patients.
L’après
Et puis arrive dans mon accompagnement le moment où l’on envisage l’après, l’inscription du patient dans un cadre de soin ambulatoire, le renvoi vers le dispositif d’origine, le moment de dire au revoir. Savoir accompagner ce moment-là, c’est aussi permettre un après, au départ je parlais de parenthèse dans la vie de l’adolescent, il faut prendre soin de la refermer. Il faut donner notre confiance, énoncer un possible retour sur l’unité sans notion d’échec, faire un bilan de cette parenthèse. Symboliquement, dans le service où je travaille, nous offrons aux adolescents la possibilité d’organiser quelque chose pour marquer leur départ.
Nous mangeons beaucoup de gâteau au chocolat accompagné de coca : ce moment partagé avec les soignants mais également les patients qui restent, permet à l’adolescent de commencer le travail de séparation. C’est souvent lors de ce moment, dans la grande salle à manger, que nous entendons s’énoncer les projets, les envies. Nombreux sont les adolescents qui reviennent nous voir, qui ont besoin de cela pour clôturer ce moment douloureux, prendre le temps de les écouter sur le trottoir devant l’unité, leur permet de rendre plus facile la séparation.
En pédopsychiatrie, être éduc, selon moi, c’est réellement choisir la rencontre comme outil de travail. C’est prendre le temps de laisser la confiance s’installer, accepter les résistances, identifier les nôtres. C’est devenir acteur de cette rencontre et pouvoir également en être témoin auprès d’une équipe pluridisciplinaire pour pouvoir accompagner au mieux le patient. Actuellement nous avons tendance, dans notre société, a toujours vouloir aller plus vite, mais l’adolescence est un long processus. Il faut accepter de prendre le temps, accepter d’apprivoiser ce temps, pour tisser des liens avec les patients et pouvoir les accompagner un peu plus loin. Comme le souligne Joseph Rouzel, « les éducateurs fabriquent de l’humain », alors prenons le temps de laisser l’humain se construire.