N° 1235 | Le 18 septembre 2018 | par Thierry Poulichot, avocat, président d’association | Espace du lecteur (accès libre)
Des militaires sont blessés pour la France et parfois meurent pour elle. Eux-mêmes et leurs familles ont droit à réparation. Or des personnes dont la vie a été bouleversée ou la santé fragilisée ne sont pas toujours dans une position optimale pour faire face aux obstacles juridiques et administratifs qui se dressent devant elles.
Des parlementaires ont pu qualifier le cheminement des militaires vers l’indemnisation de « parcours du combattant ». Dès lors, un accompagnement social paraît tout à fait opportun. Il peut prendre la forme d’une advocacy, c’est-à-dire d’un soutien concret à l’accès aux structures fournissant l’information juridique. Les médiateurs de santé-pairs, c’est-à-dire les anciens patients qui sont formés pour intervenir auprès des nouveaux patients, peuvent, par exemple, accomplir cette tâche au sein des hôpitaux. Le médiateur de santé-pair oriente le patient vers les relais qui permettront l’accès à l’information, sans pour autant se changer en médecin ou en avocat…
La dimension symbolique très forte du droit à indemnisation des militaires et de leurs proches brouille toutefois les repères, en amenant les militaires à tout attendre de la première personne qu’ils croisent au nom des devoirs globaux de la société vis-à-vis d’eux.
Les fondements du droit à réparation des militaires blessés ou tués en service remontent à 1919. Le Code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre (CPMIVG) précise : « La République française, reconnaissante envers les combattants et victimes de guerre qui ont assuré le salut de la patrie, s’incline devant eux et devant leurs familles. » Une dette sacrée a donc effectivement été contractée par la nation vis-à-vis de ceux qui se sont battus pour elle.
Dans cette perspective, il est naturel qu’aux yeux des militaires, chacun doive leur fournir ce qu’ils revendiquent. Bien entendu, il est compréhensible que chaque usager d’un service public attende la meilleure prestation possible pour lui-même. Encore faut-il que l’organisation de ce service ne soit pas mise à mal. Le travailleur social n’est pas un atome isolé corvéable à merci mais un acteur s’inscrivant dans une démarche collective. L’ancien militaire, souvent focalisé sur la créance sacrée qu’il pense détenir, le perçoit parfois mal. Or, il faut comprendre que les travailleurs sociaux comme les juristes ne peuvent intervenir que dans un cadre qui assure la pérennité du service qu’ils rendent.
Avec une certaine finesse stratégique, l’administration profite de ce phénomène. Elle prétend donc que le travail d’advocacy incomberait aux avocats. Elle se targue dès lors du fait que l’aide juridictionnelle est accessible sans condition de ressources en matière de pensions militaires d’invalidité, tout en n’ayant aucune obligation d’en informer les militaires.
Pour l’administration, cette situation présente deux avantages. Les avocats, mal rétribués, apprécient peu ce champ juridique et s’investissent toujours plus rarement dans la recherche des connaissances nécessaires pour le maîtriser. De plus, l’aide juridictionnelle rémunère l’assistance des requérants devant les tribunaux. A contrario, le travail antérieur de préparation des demandes n’est pas indemnisé. Or, c’est souvent avant que l’avocat ne soit désigné que tout se joue et que les demandeurs peuvent accomplir des bévues ensuite irrattrapables.
Est-ce donc aux avocats d’accomplir un travail social sans être payés ?
Le Haut conseil du travail social a défini le travail social comme une « relation à l’autre, dans sa singularité et le respect de sa dignité. Il vise à permettre l’accès effectif de tous à l’ensemble des droits fondamentaux et à assurer la place de chacun dans la cité ». C’est une mission respectable qui mobilise des savoirs spécifiques. Prétendre que des avocats peuvent l’accomplir sans être formés à cet effort particulier revient à manquer de respect à l’égard de tous les travailleurs sociaux qui ont fait cet effort de formation.
Tout métier particulier implique la mise en avant de compétences bien définies ainsi que le contrôle de l’accès à la profession. En minimisant cet effort, certaines structures administratives renvoient ceux qui sont chargés du travail social à une omnipotence magique. On attend des avocats mal indemnisés au titre de l’aide juridictionnelle qu’ils accomplissent un suivi épuisant de personnes en souffrance, de la même manière que, dans d’autres domaines, l’on exige des miracles invraisemblables de la part d’éducateurs spécialisés, par exemple…
La difficulté du travail social est qu’il conduit à servir d’interface entre le citoyen et la structure avec laquelle il est en discussion.
Or, l’avocat n’est pas une interface neutre et fiable. Dans de nombreux barreaux, les seuls connaisseurs du droit militaire sont désormais des amis de l’administration, ce qui est logique puisqu’elle seule rétribue décemment les juristes qui l’assistent… Les travailleurs sociaux sont bien plus crédibles pour orienter les militaires vers des interlocuteurs bienveillants et pour offrir un suivi plus humain. Ils peuvent aussi assurer un contact meilleur avec, notamment, les experts médicaux, dont le rôle est essentiel pour éviter de perdre du temps. En effet, en repérant mal les infirmités au départ, on risque de prolonger le litige de plusieurs années.
Il faut noter qu’en matière de pensions militaires d’invalidité, la situation du militaire est appréciée à la date de la demande, ce qui n’est pas forcément un désavantage si sa situation s’est légèrement améliorée ensuite. Encore faut-il que l’expert médical qui évalue la situation ait été prévenu. Sinon, il faut initier une nouvelle expertise, mais cela fait perdre des mois. De la même manière, toute infirmité qui n’est pas signalée dans la demande initiale ne peut donner lieu à pension. Une demande préalable est impérative. Même s’il est possible d’effectuer une nouvelle demande sur l’infirmité initialement oubliée, là encore, que de temps perdu…
Des connaissances solides doivent donc être transmises aux travailleurs sociaux concernant les pensions militaires d’invalidité.
Elles ne doivent pas être délivrées seulement par le haut commandement, qui a ses intérêts, ou par les associations professionnelles de militaires, qui sont diverses et ont leurs positions spécifiques. De fait, les travailleurs sociaux ne doivent surtout pas être perçus comme des acteurs soumis à l’autorité militaire ou embrigadés par des dirigeants associatifs.
Les Armées auraient tout à gagner à cette indépendance des travailleurs sociaux. Quand une interface autonome existe, cela permet d’apaiser le face à face parfois tendu entre les militaires et leur hiérarchie. Dans le cas contraire, les subordonnés attendent de leur chef aide et assistance et se sentent déçus si le soutien délivré n’est pas optimal. Or, est-ce au supérieur hiérarchique de se transformer en travailleur social ou en avocat ? Un travail social mieux respecté pourrait donc utilement reconstruire un lien positif entre les militaires et l’administration. Les travailleurs sociaux seraient également à même d’assister le Défenseur des droits lorsqu’il est saisi par des militaires ne sachant plus que faire.